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l’impuissance du législateur et la persistance des troubles qu’il espérait prévenir ou réprimer. Les discussions mêmes, qui se renouvelaient au sein des assemblées, provoquaient des craintes au lieu de les dissiper. C’est la remarque faite par un observateur averti et impartial, par Young, qui voyageait en France à cette époque.

Il a écrit dans ses Voyages en France les lignes suivantes que l’on pourrait méditer encore :

« Dans la Gazette nationale du 6 mars 1792, je lis un compte rendu de l’Assemblée : « Inquiétudes. — Précautions à prendre. — Commissaires envoyés. — Veiller à la subsistance du peuple. » — Si ces démarches sont nécessaires, pourquoi le dire, l’imprimer ? Pourquoi alarmer le peuple en lui montrant vos alarmes ?… Il n’y a qu’un plan, la liberté absolue. Proclamez la liberté du commerce, et, de ce moment, décrétez qu’on fasse avaler son encrier au premier représentant qui prononcera le mot de vivres. » La réflexion est piquante autant que juste. Quelle était en somme la situation durant les quatre premières années de la Révolution ? Pour la connaître, il faut interroger ceux qui l’avaient étudiée et qui signalaient la crise des subsistances en marquant ses causes. Creuzé-Latouche, un conventionnel défenseur courageux de la liberté commerciale, a rédigé sur cette question un curieux rapport conservé aux Archives nationales. Nous ne voulons pas le citer, mais l’analyser brièvement.

Dès les débuts de la Révolution, les anciennes autorités, dit-il, commençaient à tomber. Elles n’avaient plus la confiance de personne et, par cela même, elles ne conservaient aucune force pour empêcher le peuple de se nuire à lui-même. Ce peuple, dans l’excès de sa misère, se portait sans obstacles à toutes les extrémités. Des grains étaient taxés, des convois étaient pillés, et presque partout ils étaient arrêtés. Des citoyens de tout état devinrent victimes des soupçons d’accaparement ; les approvisionnemens que Necker s’était mis dans la nécessité de faire acheter partout au loin, pour Paris, fortifiaient ces soupçons d’accaparement. Le peuple, toujours plus souffrant encore par les extrémités où le portait le désespoir, ne croyait voir que des accapareurs. Des citoyens qui le servaient et d’autres absolument étrangers au commerce des grains lui