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carrière, a maté toutes les oppositions et déjoué toutes les révoltes.

Dans sa retraite et son isolement, il est la victime de la sourde colère dont son âme est gonflée ; elle lui fait perdre le souci de sa dignité. A toute heure, on constate qu’il est uniquement possédé du désir d’assouvir cette colère et de se venger de l’impérial disciple auquel il doit sa déchéance. Il ne conserve plus aucune illusion quant à l’avenir ; il sait qu’il ne reviendra pas au pouvoir. Entre l’Empereur et lui, des paroles irréparables ont été échangées ; le souverain a coupé court à leurs querelles par une sentence sans appel : — Je veux désormais gouverner seul.

Bismarck ne peut donc attendre des jours qui vont suivre d’autre satisfaction que celle de la vengeance, et c’est à se la procurer qu’il se donnera tout entier.

Il semble cependant que la cruelle épreuve qu’il venait de subir aurait dû éveiller en lui des réflexions salutaires sur certains actes de son bruyant passé. On ne serait pas surpris de voir, à cette aube de sa vie nouvelle, s’élever au-dessus de la haine qui sera désormais le mobile de toutes ses actions, des remords, ou tout au moins des regrets, et, pour tout dire, des velléités de repentir. On en serait d’autant moins surpris que, treize ans avant, alors qu’il jouissait du brillant éclat de sa gloire et qu’il pouvait se flatter d’être le maître de l’Europe, un cri significatif s’est échappé de sa conscience et l’a révélé tout à coup accessible à ce repentir qui, s’il ne répare pas les fautes, les condamne par la bouche même de celui qui les a commises. Il n’est pas inutile de rappeler ce souvenir ; il ajoute un trait nouveau à la physionomie du personnage.

C’est en 1877, au château de Varzin, où le chancelier est venu passer quelques jours après avoir fait une cure à Gastein. Plusieurs de ses familiers se sont réunis autour de lui, afin d’égayer sa solitude et les journées se passent, agrémentées pour eux par les récits qu’il se plaît à leur faire des événemens sensationnels auxquels il a été mêlé. Ce matin-là, ses courtisans sont réunis dans le grand salon autour de la cheminée monumentale que surmonte la devise des Bismarck : In trinitate robur, avec au-dessus, sur champ d’or, l’aigle du nouvel empire d’Allemagne et un buste en plâtre de l’empereur Guillaume Ier. Ceux-ci sont en train de deviser en l’attendant, lorsque tout à coup il apparaît. Ils sont frappés par le caractère mélancolique de sa physionomie. Est-ce que quelque lugubre pressentiment