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les condamnations judiciaires ne lui ont pas manqué, en contribuant, il est vrai, à le rendre populaire. Tout en ne cessant pas d’attaquer Guillaume II, et peut-être même parce qu’il ne lui a pas ménagé les coups, il a exercé en Allemagne une influence qu’on peut qualifier de détestable et, quoique encore aujourd’hui il n’ait pas désarmé et reproche à Guillaume II « de ne pas savoir s’arrêter, » il a été l’un des principaux artisans de la guerre, nul n’ayant, au même degré que lui, fait le jeu du militarisme prussien et déchaîné l’opinion de son pays contre les Puissances de la Triple-Entente. Quand on veut connaître l’état d’âme de Bismarck dans les dernières années de sa vie, il faut parcourir la volumineuse collection de la Zukunft : l’esprit bismarckien y coule à pleins bords[1].

De jour en jour, cet esprit devenait de plus en plus hostile à Guillaume II. Dans l’ardeur de son ressentiment, Bismarck foulait aux pieds ses opinions passées, brûlait ce qu’il avait adoré et adorait ce qu’il avait brûlé. C’est ainsi qu’au mois de juillet 1893, oublieux de la violence avec laquelle il avait combattu jadis le particularisme des pays d’Empire, il affectait d’en prendre la défense. En recevant des Délégations du Mecklembourg et du Brunswick, il les engageait à rester fidèles à leurs opinions particularistes. « Tenez la main, leur disait-il, à ce que vos représentans à Berlin ne laissent pas porter atteinte aux droits des confédérés. »

Tandis qu’à son instigation, se déroulaient d’une manière ininterrompue ces manifestations d’inimitié, l’Empereur, bien qu’il en fût offensé, affectait publiquement de les ignorer ou tout au moins de les considérer comme dépourvues d’importance. Sauf dans l’intimité, il n’y répondait que par le dédain. Cette impassibilité apparente lui était imposée par la nécessité où il se trouvait de ne pas paraître se brouiller avec le fondateur de l’Unité, alors que celui-ci, vieux et malade, semblait avoir déjà un pied dans la tombe. On n’aurait pas compris que lui, le petit-fils de Guillaume Ier, laissât mourir Bismarck sans l’avoir revu, et il ne pouvait le revoir qu’en feignant de ne s’être pas offensé de son attitude haineuse. La comédie était si bien jouée qu’Herbert de Bismarck s’y trompa. Dans sa résidence de Schoenhausen où il s’était fixé après son mariage, il conçut l’espoir de rentrer

  1. Le Correspondant, dans ses livraisons du 25 octobre 1910 et du 10 février 1915, en a donné de nombreux extraits sous la signature de M. André.