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en grâce auprès de l’Empereur. Comme, pour y parvenir, il était de toute nécessité qu’il se trouvât en sa présence, il chercha l’occasion de le rencontrer. Elle ne tarda pas à se présenter.

Le 21 janvier 1894, devait être célébrée à Berlin une fête annuelle et commémorative, dite fête des Ordres, instituée en souvenir de leur fondation. Tout membre de l’un d’eux, y occupant une haute dignité, avait le droit d’assister à la cérémonie religieuse par laquelle commençait la fête et au banquet par lequel elle se terminait. Herbert de Bismarck était dans ce cas. Il annonça donc au président de la commission des Ordres son intention d’user de son droit d’être invité. Au jour fixé par la cérémonie, on le vit apparaître dans la chapelle du palais impérial, portant l’uniforme de lieutenant-colonel des dragons de la Garde. Il était venu au palais dans un carrosse à huit ressorts appartenant à son ami Henkel de Donnersmarck, chez qui il descendait durant ses séjours à Berlin.

Sa présence causa d’abord quelque émotion, mais, le service divin ayant commencé, elle s’apaisa, et c’est seulement dans la salle du banquet que les langues se délièrent et que les commentaires des courtisans purent se donner libre cours. A table, le comte Herbert occupa la place à laquelle il avait droit, et s’y trouva dans la situation d’un pestiféré. On le savait en disgrâce et personne n’avait osé l’aborder. Mais, le banquet fini, le bruit se répandit que l’Empereur l’avait fait prévenir par le maître des cérémonies, le comte Kanitz, qu’il lui parlerait. Ce fut alors un changement à vue. Plusieurs ministres s’approchèrent, et avec eux le prince Henri, frère de l’Empereur. L’Impératrice elle-même daigna lui adresser la parole. C’en était assez pour faire croire qu’une réconciliation était imminente.

Cependant, tout le monde n’y croyait pas. Le général de Caprivi s’était prudemment éclipsé, comme s’il eût prévu l’humiliation qu’allait subir le comte Herbert et n’eût pas voulu en être le témoin ; un autre ministre, le baron de Marschall, disait à voix basse dans un groupe :

— Il faudrait que le père fût bien malade pour que Sa Majesté se réconciliât avec le fils. Attendons la fin.

Pendant ce temps, le comte Kanitz, secondé par les rares amis des Bismarck, se livrait à de savantes manœuvres pour amener Herbert sur le passage de l’Empereur. Mais à tout instant, les allées et venues de celui-ci déjouaient ses tentatives.