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frontière : conjonction du nombre avec la puissance de la défensive. Assez d’outils et de bras pour creuser, et au besoin bétonner des tranchées, des tunnels, des cavernes ; du fil de fer formant barrage ; des armes à tir extra-rapide balayant le glacis de ces fortifications de campagne ; l’artillerie elle-même défilée en arrière : voilà les élémens de la nouvelle supériorité défensive. Le cordon était désormais possible. Le rideau mince, qui eût été déchiré il y a quarante ans, résistait. On céda à la tentation de s’abriter.

On y céda d’autant mieux que l’importance des services d’arrière est plus grande. Avec un pareil débit du ravitaillement, on peut moins que jamais laisser touchera ses communications. Or elles sont surtout constituées sur un réseau fixe, celui des chemins de fer. Il devient essentiel de garder le terrain ; et il est plus menacé qu’autrefois par les mouvemens débordans, grâce à la mobilité nouvelle des forces. Ainsi, mobilité et faiblesse relative de l’attaque, puissance de la défensive, énormité des effectifs, insuffisance organique, tout concourait à étirer les armées en longs fils bordant les fronts, comme leur image épinglée sur nos cartes.

Peut-être, dans les guerres futures, les frontières devront-elles aussi être garnies d’une ceinture ininterrompue de défense. Il est probable qu’elle ne formera que la surface d’un dispositif en profondeur, abondamment pourvu de centres défensifs et offensifs. Le pays moderne ressemble à un être vivant qui ne peut plus survivre à certaines blessures trop profondes : il lui faut une carapace. Mais c’est par des organes d’attaque qu’il combat. Son triomphe est une projection de vie au dehors.

N’est-ce pas la plus complète des manifestations vitales ? Il y faut, réunis dans le faisceau le plus serré, les trois ordres de forces : la préparation, la matière et l’âme. Là comme ailleurs, si l’évolution des conditions modernes nous enchaîne au Temps, elle nous dégage de la fatalité matérielle et animale. En vain, croit-on nous voir écrasés sous les monstrueuses puissances que nous savons tirer de la nature. Si elles réduisent à rien la valeur relative de notre force physique, si elles semblent annuler en nous le facteur matériel, elles grandissent d’autant les facteurs proprement humains, par cela seul qu’elles restent d’un autre ordre, et ne s’y comparent pas. Elles les portent à leur surface, plus haut quand elles montent, comme la vague qui soulève un bouchon.