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sensibilité et à déraciner l’amour-propre chez autrui, avouait emphatiquement que « son tendon d’Achille était dans un cœur qui sentait les peines de ses semblables et les devinait même. » Il est vrai que, dans un moment de franchise, il reconnaissait lui-même le fatras, le farrago de ses propres paroles, et disait « qu’elles n’avaient que la vertu primitive dont l’avait doué la Providence, à savoir de braire avec modulation. » Il ne voyait que les vices de l’enfant et prédisait « qu’il ne serait qu’un fou presque invinciblement maniaque, en sus de toutes les qualités viles de sa souche maternelle… Je vois le naturel de la bête, et je ne crois pas qu’on en fasse jamais rien de bon. » Il aurait fallu le garder près de soi, lui inculquer de bons principes, lui parler morale, devoirs, religion. « Je ne puis me clouer, avouait le marquis, à cet inexplicable et incurable détraquement de tête. J’ai d’autres devoirs à remplir pour justifier la réputation, non méritée, que la Providence m’a dévolue en me payant en monnaie l’estime des honnêtes gens, qui vaut bien une autre chevance. » Il crut bien faire en mettant Gabriel chez l’abbé Choquart, qui dirigeait à Paris une pension militaire assez accréditée, laquelle passait, aux yeux de certains, pour une maison de correction. Le marquis blessa l’amour-propre de l’adolescent en l’affublant alors du nom de « Pierre Buffière, » nom d’une de ses terres en Limousin, car il ne voulait pas « qu’un nom habillé de quelque correction, » comme le sien, traînât sur les bancs d’une école disciplinaire. Le jeune Mirabeau s’appliqua cependant à ses études, y développa son goût et sa mémoire, apprit les classiques avec passion, étudia en outre l’anglais, l’italien, l’allemand, et se distingua aussi bien dans les arts que dans les sciences. C’était déjà un cerveau très puissant, et tout autre que le marquis eût pu tirer un excellent parti de tant de qualités. Mais celui-ci était trop occupé de sa propre personne, de ses intérêts et de ses passions. Il était en désaccord absolu avec sa femme et assurait que les années passées avec elle avaient été « autant de temps de coliques néphrétiques. » Il ne songeait qu’à se débarrasser d’un fils dont il ne voyait que les élans impétueux et dont on lui disait plus de mal que de bien. « Ma véritable croix, disait-il, est mon fils qui s’élève. » Il crut bien faire en le plaçant à dix-huit ans dans le régiment du marquis de Lambert. Dettes, duels, aventures scandaleuses en furent naturellement la suite et amenèrent contre