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rares intervalles, essaient de se défendre : seul le règne de la loi y est inconnu. Personne ne reprochera aux Arméniens d’avoir tenté, en certains endroits, de prévenir les bourreaux ; personne non plus ne ferait grief aux Turcs, engagés dans une terrible guerre, d’avoir réprimé même durement des insurrections qui auraient pu favoriser la marche de leurs ennemis. Mais il y a loin entre la répression impitoyable de révoltes et la destruction systématique et barbare de toute une population innocente.

Les Jeunes-Turcs n’attendaient qu’une occasion favorable pour réaliser leurs sinistres desseins. Les événemens de la frontière étaient un prétexte suffisant ; après l’échec des attaques des Alliés contre les Dardanelles, le moment parut propice à l’exécution. Un décret du 20 mai (2 juin de notre style) ordonna la déportation en masse des Arméniens en Mésopotamie.

Sur les bas-reliefs de Ninive qui représentent les exploits et les conquêtes des Sargon ou des Assourbanipal, on voit les lamentables troupeaux des peuples vaincus, enchaînés, traînés en esclavage vers les palais des vainqueurs ; le fouet à la main, des cavaliers assyriens font avancer le troupeau humain ; ils percent de leurs lances ceux qui s’écartent et foulent ceux qui tombent aux pieds de leurs chevaux ; ceux qui parviennent au terme du voyage sont égorgés ou vendus comme esclaves. Ainsi fut jadis amené à Babylone le peuple d’Israël captif. Ces temps sont revenus. La déportation des Arméniens, femmes, enfans et vieillards, n’était qu’un arrêt de mort hypocrite et déguisé. Le massacre sur place eût été moins inhumain et eût épargné d’épouvantables souffrances.

Les scènes se passent partout à peu près de la même manière. D’abord, c’est le massacre des soldats arméniens sans armes par leurs camarades armés : par centaines, par milliers, ces malheureux sont conduits en quelque endroit désert, et fusillés. Ceux qu’on épargne sont astreints aux plus durs travaux, et, peu à peu, décimés. Dans les villes et les villages, l’ordre de déportation arrive : on l’affiche, aucun délai n’est en général accordé ; les Arméniens ne peuvent pas emporter leurs biens, rarement les vendre à vil prix ; ceux qui parviennent à sauver quelque argent, ne l’emportent pas loin ; soldats, gendarmes turcs, Kurdes, se jettent sur les tristes convois comme une bande de loups sur leur proie ; ils pillent tout ce qui peut