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un délit que de les appliquer encore en secret, l’Eglise nouvelle, parlant à l’oreille de l’Etat, avait fait peser sur les Genevois d’autres ordonnances de la violation desquelles elle devenait juge, des ordonnances somptuaires plus rigoureuses, plus pointilleuses que celles du moyen âge ; et les Genevois devaient soigneusement veiller à ce que leurs femmes et leurs filles mortifiassent leur toilette, ainsi qu’il convenait à des femmes qui devaient faire souche d’un peuple de Dieu.

Les libertés politiques allaient diminuant, tout comme la liberté de la vie privée ; et des symptômes montraient qu’il n’était pas prudent de se plaindre. On restreignait, pour le peuple, les occasions de voler. Un Edit de 1570 devait bientôt permettre au Gouvernement de se passer de l’assentiment du peuple pour établir des impôts nouveaux. Et quand, huit ans plus tard, un certain Botellier réclamera pour les assemblées populaires l’usage du scrutin secret, il devra demander pardon, à genoux, pour une telle audace. Un jour de 1603, les pasteurs s’en viendront dire au magistrat que, le peuple étant une « bête à plusieurs têtes, dont il ne faut qu’une pour tout remuer, » il n’est pas bon de traiter cavalièrement de séditieux tous ceux qui souhaitent des innovations : ils seront fort mal reçus et s’entendront reprocher par deux magistrats d’avoir porté là un « conseil très pernicieux. »

Les vieux citoyens de Genève, ceux qui étaient devenus majeurs vers 1530, auraient réputé comme un fou celui qui leur aurait, aux heures de leur jeunesse, prophétisé tant d’illustration pour leur ville et tant de vexations pour leur vie ; l’histoire de leur cité, celle de leur quartier, celle de leur famille, leur propre histoire, se déroulaient à l’écart et à l’encontre de toutes les prévisions humaines. Jamais ils n’auraient supposé que leur Genève s’illuminât d’un pareil prestige, ni qu’un tel despotisme fit ombre dans leur vie domestique. L’élection divine dont ils avaient appris à se croire les bénéficiaires les courbait, bon gré mal gré, sous le joug de la loi de Dieu ; elle les contraignait à faire taire, en eux, les mouvemens d’humeur du vieil homme mal vaincu, et à accepter, comme une marque de grâce, la soudaineté même des changemens qui les heurtaient et qui bousculaient en eux, avec leur passé, toute une partie d’eux-mêmes. Ils acceptèrent, et ils obéirent, sous l’autorité de M. de Bèze, comme ils avaient fini par accepter et par obéir, sous celle de Calvin.