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s’engageaient, se prolongeaient, entre l’ingéniosité des coquettes et la subtilité des policiers. En 1646, on finit par créer une Chambre de la Réformation, pour veiller au luxe des costumes, au luxe des tables. Cette chambre traqua les toilettes, spécialement les toilettes de deuil. Elle divisa Genève en castes : la haute société, seule, avait le droit de porter un deuil sérieux. L’inquisition dont fut victime, au nom de Dieu, un certain crêpe dénommé crapaudaille, fut implacable : une fille de gentilhomme qui avait épousé un trop petit bourgeois fut un jour condamnée à cesser d’en parer son chagrin. Mais comme les membres de la Chambre de la Réformation appartenaient tous à la très haute classe, il n’était pas rare, semble-t-il, qu’ils fussent accessibles à certaines arguties souriantes, alléguées comme excuse pour les femmes de leur rang. Pouvaient-ils contester la parole d’un mari qui, sévèrement interrogé sur les mouches que portait sa femme, déclarait : ce sont là des emplâtres pour le mal de dents ? Et la galanterie permettait-elle de condamner une dame qui, coupable d’avoir abaissé son crêpe, un fort beau crêpe, sur son visage fragile, répondait avec fermeté : « Le soleil me battait sur la tête. » Vous avez eu deux tourtes à dîner, disait un jour à un amphitryon cette Chambre trop curieuse. Il répondit : c’est vrai, mais une seulement venait de chez le pâtissier, l’autre sortait de mes cuisines ; et ce distinguo valait au gourmet quelque indulgence.

Les pompes mortuaires étaient soigneusement épluchées par les émissaires du Tribunal ; rien n’était plus mal vu. La Genève de la Réforme fut toujours encline à croire que rendre hommage à la dépouille des morts, c’était s’acheminer vers l’idolâtrie, au moins vers le papisme ; en vertu même d’une théologie qui déniait à la prière pour les morts toute efficacité, il n’y avait pas besoin d’un ministre du culte pour confier le corps à la terre et l’âme à Dieu. Ce ne sera qu’en 1829, sur la demande du peintre Hornung, que les pasteurs commenceront à prendre part aux cérémonies funèbres, — une part très restreinte, d’ailleurs ; et même dans la Genève d’aujourd’hui, les enterremens sont expéditifs, tiennent peu de place et font peu de bruit. La double nécessité de prévenir un renouveau du culte des morts et d’empêcher l’étalage de certaines ostentations, tenait particulièrement éveillés les regards du pouvoir.

Mais un scandale encore plus grand menaçait Genève : celui