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REVUE DES DEUX MONDES.

Corneille, Racine ou Molière, Voltaire ou Rousseau, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Vigny ou Michelet, tous ils eurent l’impérieux désir d’affranchir l’homme intérieur par la liberté morale et d’élucider le concept de l’humanité en l’élargissant jusqu’à l’idée divine. En un mot, le génie germanique, à ses heures lucides, a eu le sens du divin dans la nature, et le génie français a le sens du divin dans l’homme. Ajoutons qu’en principe au génie individualiste de la France appartient l’initiative d’une synthèse entre ces deux mondes. Car si l’univers est incapable d’expliquer l’homme, l’homme est capable d’expliquer l’univers s’il trouve dans son humanité profonde la conscience du divin. — Mais revenons à l’Alsace et à sa mission historique. Le Dieu Vogésus, que les Gaulois virent apparaître jadis, sur ces fiers sommets, une épée à la main, est vraiment le Dieu de l’Individualité libre et maîtresse d’elle-même. Ils le dressèrent en face du Rhin, qui représentait pour eux la fatalité féconde, mais sauvage de la Nature, et en face de cette Forêt-Noire, par où vinrent toutes les invasions germaniques. Qui sait si ce Dieu, qui a conduit l’Alsace vers la France pour cimenter leur alliance indissoluble par la fraternité des armes, ne saura pas un jour aussi réveiller l’âme idéaliste de l’Allemagne, aujourd’hui plongée dans un sommeil léthargique et enchaînée au fond d’une tour ténébreuse par un monstre, comme les princesses des légendes gardées par un dragon ?

— Ma foi, reprit le docteur, je ne sais pas si la princesse légendaire dont vous parlez n’est pas morte depuis longtemps ; ce que je sais, c’est que le monstre qui la garde est vivant, qu’il ne dort pas et qu’il nous guette. Vous ne savez pas ce qu’est le pangermanisme, parce que vous ne l’avez pas vu de près et que vous n’avez pas vu grossir, d’année en année, la bête gigantesque. Mais moi qui vis dans son antre, car Strasbourg est devenue une de ses citadelles, je le connais. Je vois la pâture effrayante dont il s’engraisse, car je lis ses journaux, ses revues et ses livres. Je vois l’armée des professeurs, ivres de force brutale, dépecer chaque jour sur leurs cartes la France et l’Univers. Je vois, derrière eux, la masse servile de soixante-neuf millions d’hommes, grisée de leurs sophismes et de leurs rêves de proie, répéter leurs leçons. À les entendre, la civilisation, l’humanité, la science, l’art et la religion, c’est eux, rien qu’eux, avec leurs canons, leurs machines et leur appétit aussi