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qu’occupait la grande République antique au regard des sociétés à demi barbares ou en pleine décomposition qu’elle eut à combattre ou à subjuguer. La guerre a mis en une éclatante lumière certains traits de l’âme allemande qui lui interdisent à jamais cette hégémonie intellectuelle et morale qu’elle ambitionna, mais un analyste attentif eût pu les discerner bien avant cette définitive épreuve. Les massacres de Belgique et de Lorraine, le bombardement de la cathédrale de Reims, les attaques de zeppelins contre Londres et contre Paris, les agressions des sous-marins contre les paquebots chargés de passagers, les manœuvres d’une diplomatie qui cherche à corriger sa maladresse et sa brutalité par sa mauvaise foi, cette fameuse protestation des intellectuels, par lesquels les représentans les plus autorisés de l’intelligence allemande ont, en somme, donné leur blanc-seing à des généraux qui ont voulu se faire une arme de la terreur, ont éclairé les esprits les plus prévenus en faveur du germanisme sur la grossièreté foncière de ce peuple dont l’évolution morale semble s’être faite à l’inverse de son progrès matériel. Mais cette grossièreté, cette brutalité, cette mauvaise foi, et surtout ce pédantisme inhumain, au moyen duquel on justifie philosophiquement tant de crimes, ce n’est pas la guerre qui les a créés. Tout cela découle d’une même source, cette théorie prussienne de l’Etat que, par-delà le christianisme, on peut faire remonter, non à la splendeur romaine, mais à la décadence romaine. Tout cela découlé de cette culture d’Etat inventée par la Prusse et qui n’est, en réalité, que la domestication de l’esprit par l’Etat.

Nous avons vu tout à coup, avec une surprise qui donne la preuve de notre bonne foi, tout un grand peuple, depuis ses hommes d’étude, ses jurisconsultes, jusqu’au dernier de ses paysans, approuver, sans un mot de regret ni de protestation, l’extraordinaire doctrine professée par M. de Bethmann-Hollweg en plein Parlement : « Nécessité ne connaît pas de loi, » et cela nous a donné la mesure du péril que courait la civilisation tout entière. Mais si nous avions suivi de près cette immense littérature pangermaniste à laquelle nous n’osions pas attacher d’importance, nous n’aurions pas éprouvé de surprise. La guerre, la guerre telle qu’elle a été faite, avec tout ce qu’elle comporte d’horreur et de férocité, était dans la logique du développement de l’Allemagne, telle que la Prusse l’a créée.