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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/797

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On n’arrête pas, dans ses appétits de conquête, un peuple qu’on a grisé d’orgueil, et si, parmi nos « bons Européens, » il y avait eu quelques-uns de ces hommes au regard clair, à la tête bien faite, comme l’Europe française du XVIIIe siècle en comptait tant, ils auraient compris que, du jour où l’Allemagne s’est donnée à l’impérialisme prussien, elle a renoncé à son développement intellectuel dans le sens européen.

Il semble qu’ils le comprennent aujourd’hui. Peut-être voient-ils enfin que la victoire de l’Allemagne serait incontestablement la mort de cette culture nuancée, diverse, inquiète, un peu anarchique, qui est la fleur fragile et charmante de l’esprit européen.

Une lettre qu’on me communique tend à le faire croire. Le sang de plusieurs races coule dans les veines de celui qui l’a écrite, et qui appartient à l’une des petites nationalités qui, jusqu’à présent, ont pu se tenir à l’écart de la tourmente :

« Je ne sais, dit-il, quel est au juste l’état d’esprit en France. Mais ici (à Lugano), nous vivons dans une atmosphère de tristesse et d’inquiétude dont vous ne pouvez vous faire une idée. Comment tout cela finira-t-il ? Que restera-t-il de notre vieille Europe, après ce terrible bouleversement ? Vous savez que personne au monde n’était plus que moi détaché du préjugé des patries. Je n’en ai point, parce que je les ai toutes, je suis le type de ce qu’un écrivain de chez vous appelle quelque part « un métis en formation désordonnée. » Je croyais que, dans ce siècle des trains de luxe, on pouvait se contenter d’être « le bon Européen, » dont parle Stendhal. Mais il n’y a plus guère de bons Européens au monde, et les gens de mon espèce se sentent terriblement isolés. Je ne vois autour de moi que des ennemis furieux entre lesquels il faut choisir. Bien que j’y aie une partie de mes origines, je n’ai jamais beaucoup aimé l’Allemagne. Depuis quelques années surtout, le nationalisme agressif et pédantesque des jeunes Allemands m’avait paru insupportable. C’est un pays où l’on ne respirait pas à l’aise, et où, sur certaines questions, la liberté d’esprit était considérée comme un vice.

« Mais j’y avais des amis et des parens. Je ne peux plus les voir, ni même leur écrire. On dirait qu’ils obéissent tous au mot d’ordre de je ne sais quel bureau de la propagande, et je n’en connais pas un qui ne répète plus ou moins exactement dans ses lettres les phrases du fameux manifeste des