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intellectuels. Si je trouve un peu plus de modération chez les Français et les Anglais de mes relations, je les sens à ce point obsédés par l’idée de la guerre qu’ils sont prêts à tout sacrifier à la haine de l’ennemi. Dans cette petite ville paisible et charmante, où j’ai passé naguère de délicieuses saisons d’insouciance et de flânerie, il est devenu impossible d’avoir une conversation : il y a des hôtels austro-allemands, où l’on ne peut parler le français sans voir se lever de dessus toutes les tables des visages soupçonneux, et des hôtels « des Alliés, » où l’on ne peut lire une revue allemande sans se sentir entouré de l’hostilité générale. Sans l’excellente institution des petites tables, je crois que les habitués cosmopolites de la pension où j’habite en viendraient aux mains à chaque repas. Et, en dehors de ces furieux, il n’y a que quelques épaves comme moi, qui, se sentant tout à fait inactuelles, en sont réduites à gémir sur le malheur des temps. Que deviendrons-nous après la guerre, nous, les sans-patrie, nous qui ne pouvons pas choisir ?

« Jusqu’à ces derniers temps, je l’avoue, j’ai cru, sans la désirer, à la victoire de l’Allemagne, j’ai cru à la possibilité de vivre dans une Europe allemande. Je n’y crois plus. L’Allemagne a semé trop de haines. Victorieuse, elle devrait imposer au monde un régime de fer que les peuples ne supporteraient pas : tout ce qu’il y a de vivant et d’actif en Europe ne songerait qu’à la révolte. Les nations indépendantes en seraient réduites à imiter le militarisme prussien, et celles à qui l’Allemagne aurait imposé son alliance, c’est-à-dire sa vassalité, vivraient dans une atmosphère de haine et de lâcheté complètement irrespirable pour d’anciens civilisés. Ce qui finit, finit tout à fait, et quand je songe à ce que nous serons après la guerre, je me rappelle ce que disait Talleyrand vieilli : « Ceux qui n’ont pas vécu dans les dernières années qui précédèrent la Révolution ne sauront jamais ce que c’est que le plaisir de vivre. » Nous serons ceux qui ont connu le plaisir de vivre avant la guerre. Ces jolis printemps de Paris, où tout ce que l’Europe compte d’artistes et de délicats venait se griser de danse et de musique russes, ne reviendront plus. Il faut s’y résigner. Mais maintenant, tous mes vœux vous accompagnent. En dépit de la démocratie que je n’aime pas, je vois bien que c’est la France seule qui peut organiser une Europe où il soit possible à un civilisé de vivre… »