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Malgré ma fatigue, je ne puis m’endormir. Mon cerveau bat la campagne et mes pensées désordonnées n’ont rien de bien réjouissant. Je me demande avec angoisse ce qu’il advient de la France, quelles tristesses nous guettent, quelle vie misérable va m’être réservée, pour combien de temps je dois être ainsi l’hôte forcé de l’ennemi ?…

Le temps passe et l’insomnie me tient toujours éveillé. D’heure en heure, des patrouilles traversent bruyamment les dortoirs. Encore une nuit après tant d’autres où les pauvres blessés ne reposeront guère ! Enfin, le jour pointe et, pour la première fois de mon existence, j’entends résonner au dehors les notes perçantes du réveil allemand.

Durant que mes compagnons se vêtent en hâte, je m’approche d’une fenêtre. Devant moi, se déroule un banal et chétif panorama. Les écuries sont entourées de hautes palissades ; derrière les planches, je distingue des plaines faiblement ondulées que limitent au loin de médiocres collines. Par-delà les sapins qui les habillent de leur sombre verdure, s’étend la frontière de Bohême. Le pays m’apparaît mesquin, indigent et sans grâce ; tel est l’horizon chagrin qui sera le mien durant près d’une année et dont, moins heureux que je ne suis, mes camarades d’infortune ont encore aujourd’hui les regards affligés.

Cette première contemplation est brève. Le major allemand, chef du service de santé, suivi d’une dizaine d’infirmiers, pénètre dans la chambre et procède à l’examen des blessés, dont la plupart, abandonnés depuis trois jours, ont grand besoin d’être soignés. Nous sommes tous, — ceux qui le peuvent du moins, — respectueusement debout au pied de nos couchettes. Le médecin, qui parle assez facilement notre langue, avertit d’abord les ambulanciers français qu’ils auront à servir d’auxiliaires à leurs collègues saxons, de forts gaillards pansus, sanglés en des uniformes gros vert à bandes rouges, et nous promet sa bienveillance si nous remplissons correctement notre devoir. Il interroge ensuite les blessés, démaillote leurs bandes, perscrute les plaies ou les fractures, désigne les opérations à effectuer sans retard. De temps à autre, il se relève, indique un traitement, adresse ses remarques aux trois aides qui l’entourent avec déférence. Ceux-ci se cassent alors en un profond salut, sans jamais se permettre la plus légère observation. Évidemment, pour eux, le diagnostic de leur supérieur est