Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/882

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


L’ARRIVEE DES RUSSES

Dans la nuit du 9 au 10 septembre, je fus réveillé dans mon lit, au lazaret, par un bruit de pas sourd et rythmé. Me penchant par la fenêtre grillagée, j’aperçus alors comme un long défilé de fantômes. Le ciel était exceptionnellement clair, la pleine lune s’irradiait au zénith, baignant de sa lueur diffuse tout le décor d’alentour. Le troupeau spectral s’avançait lentement, et sa marche avait quelque chose de funèbre, d’impressionnant au suprême degré.

C’était un second convoi de captifs, trois mille Russes environ, les vaincus de Tannenberg, le butin du récent maréchal Hindenburg.

On les établit dans les écuries les plus éloignées, les plus malsaines aussi, sur un centimètre de mauvaise paille qui ne parvenait pas à étancher l’humidité qui sourdait perpétuellement du sol.

Au matin, nous aperçûmes nos nouveaux compagnons. Enveloppés de longs manteaux fauves à ceinture de cuir, recouvrant une tunique verdâtre couleur d’eau trouble, coiffés de la casquette plate à petite visière, ils avaient, dans leurs uniformes salis, déchirés, l’apparence minable et loqueteuse. Ils appartenaient à l’armée Samsonov et avaient été pris en Prusse orientale, d’où ils arrivaient, à demi morts de faim, après un voyage de six jours.

Tous les types, toutes les races de l’immense et sainte Russie semblaient être réunis là en collection d’ethnologie unique, comme au musée Dachkof de Moscou.

Le paysan grand-russien, un colosse massif, aux puissantes épaules, y coudoyait le Polonais blond et mince, le Ruthène aux traits fins, plus frêle et plus bronzé. La face camuse de l’Esthonien et du Finnois, le visage mongol du Bachkir ou du Kirghiz, faisaient ressortir par contraste la beauté orientale du Tatar de Kazan, du Tcherkesse et du Circassien, les plus beaux spécimens d’humanité qui soient au monde.

Tous les idiomes, tous les dialectes parlés dans l’empire-géant, s’entremêlaient en un tohu-bohu de Babel. Calmes et solennels pour la plupart, de grande allure, l’air doux, un peu étrange, les survenans essayaient de nouer connaissance avec nous. Une curiosité réciproque incitait à ces relations, mais les