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du monde était changée. Le généralissime était un homme qui se bat. Il joignait l’auréole du courage physique à celle des conceptions soudainement inspirées. Toute son armée évoluait, s’engageait, triomphait sous son regard. Il suivait lui-même, à la longue-vue, chaque épisode de l’action et le coup d’œil du génie saisissait la victoire au passage, en plein soleil. Notre généralissime, à nous, est le chef d’une grande entreprise, comme un patron d’industrie ou un directeur d’administration. C’est un homme de bureau, qui au besoin travaillerait de Paris, en une chambre bien close, les pantoufles aux pieds. Il compulse des états, il reçoit des rapports et signe des papiers. Son instrument est le téléphone. Sa bataille dure des jours quand ce n’est pas des semaines. Il ne la voit que sur la carte, son héroïsme est celui d’un politique, fait de froide confiance, de volonté réfléchie et du courage des responsabilités. Les vertus du général comme celles du soldat se rapprochent de la simple activité du citoyen ; leur gloire ressemble à une gloire civique. En réalité, la renommée, qui ne s’attache plus aux guerriers comme au temps de l’Iliade, aux chevaliers comme au Moyen Age, ou aux capitaines comme dans les guerres d’ancien régime, ne marque même plus les noms des grands organisateurs émules des Carnot et des Moltke. Aucun rôle individuel n’attire la lumière. L’héroïsme est celui d’une collectivité ; l’honneur de la préparation revient à des assemblées inspirées par des groupes politiques et par un corps électoral.

Il y a des sacrifices plus difficiles à réaliser que celui de la vie, le sacrifice par exemple de nos préférences et de nos passions. Si nos combattans ont su renoncer à la récompense suprême de la gloire, pour s’effacer dans l’égalité d’une discipline anonyme, nos partis politiques ont de même compris le devoir patriotique : ils ont accepté spontanément « l’Union sacrée. » Ils ont fait trêve à toute division, à toute discussion, à toute controverse irritante. De l’antimilitarisme d’avant la guerre il ne reste plus trace. Tout a été subordonné au salut public. C’est d’ailleurs un trait commun aux divers belligérans. En Angleterre, la révolte de l’Irlande, qui paraissait inévitable, s’est effacée comme par enchantement ; libéraux et unionistes collaborent sans une divergence apparente. En Allemagne, les socialistes ont donné au pouvoir militaire leur appui sans restriction. L’union des cœurs a permis, en Russie comme chez nous, de porter le fer