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sortir de leur ville, il leur sembla qu’ils entraient dans un autre monde : celui de la cacophonie et de l’incongru. « Qu’est cela ? se dirent-ils, nous ne sommes plus à Darmstadt. » Ceux d’entre eux qui avaient vu, à Paris, la rue du Caire, en 1889, ou bien à Berlin, Venise, pensèrent qu’ils assistaient à une nouvelle fantaisie de ce genre. Mais du moins, à Paris, ils s’étaient amusés ! Ici, on ne s’amusait qu’aux dépens de l’art allemand.

Pourtant, on était en présence d’une imposante manifestation d’union et de solidarité esthétiques. Olbrich avait bâti la maison de Hans Christiansen, que celui-ci avait décorée de roses, de roses sanglantes plaquées entre des murs bleus, sous un toit de tuiles vertes. Comme décor d’un jour, c’était criard, mais réussi : seulement, il ne semblait pas qu’on pût habiter dans ce « déjeuner de soleil. » Olbrich avait encore bâti, au milieu de la colonie, la maison commune des artistes, celle où ils devaient tous avoir leur atelier : la Maison Ernst-Ludwig. On voyait, sur le perron, deux gigantesques statues de Habich qu’on croyait laissées à la porte par l’impossibilité où l’on avait été de les faire entrer. Peter Behrens avait bâti sa propre maison dans le style perpendiculaire, à longs filets de briques, qu’on voit à quelques vieux édifices allemands. Les autres s’étaient entr’aidés à construire ou à décorer, avec un enthousiasme collectif. L’ensemble paraissait fait pour loger des marionnettes. Les intérieurs, tout en coins et en recoins, pouvaient servir de décors à des scènes de genre, mais interdisaient l’espoir d’y vivre bourgeoisement. Certaines choses, comme la Maison Ernst-Ludwig, étaient franchement horribles.

Les gens de Darmstadt se consultèrent avec inquiétude. Ils se racontaient l’histoire d’un jeune homme riche de Munich qui, ayant eu la faiblesse de se bâtir une maison art nouveau, avait pris le parti, la voyant terminée, d’aller faire le tour du monde. Puis la foule s’écoula, plus goguenarde qu’on ne l’eût attendu, peut-être, d’une foule allemande, et les artistes se trouvèrent seuls dans la « maison de leurs rêves... » Ils n’y restèrent pas longtemps. Bientôt, à l’usage, ils s’aperçurent que dans le groupe des ateliers, on ne pouvait pas faire d’ateliers et que dans les maisons d’habitation, on ne pouvait pas vivre. Dès lors, il suffit d’un vent d’hiver pour les lasser de leur fantasmagorie moderniste, et ceux qui l’avaient conçue, épouvantés de leur propre œuvre, se hâtèrent de fuir sous