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— Vous allez pouvoir, déclara-t-il, écrire en France, à vos parens, à vos familles, et, si la Suisse consent à servir d’intermédiaire, vous pourrez également recevoir les réponses, ainsi que les mandats qui vous seront adressés.

Le jour même, on nous distribua du papier et des enveloppes, et nous commençâmes, avec l’émotion que l’on devine, à tracer nos lettres au crayon, l’encre demeurant prohibée, j’ignore pour quelle raison saugrenue. Les sous-officiers ramassaient le lendemain un abondant courrier ; mais alors premier contretemps et pénible déception. Nos épitres, beaucoup trop longues, ne seraient pas expédiées. Il fallait les écourter, les réduire à dix lignes au plus, nous borner à fournir des renseignemens sur notre santé, sans glisser la moindre allusion à la guerre, à l’existence que nous menions au camp. Ainsi expurgée, notre pauvre correspondance put enfin partir. Trois longues semaines s’écoulèrent dans une anxieuse impatience. Au commencement de décembre, les réponses nous parvinrent enfin, fidèlement transmises par la Croix-Rouge de Genève. C’étaient les premières nouvelles de France, des nôtres, du foyer perdu mais toujours bien-aimé. Malgré leur concision obligée, nous les dévorions les yeux pleins de larmes, apprenant, les uns, quelque avis favorable, d’autres, hélas ! plus nombreux, des ruines et des deuils.

La plupart des envois contenaient des mandats, qui se multiplièrent les mois suivans. Nous les touchions régulièrement, mais on ne nous remettait jamais plus de cinq marks (6 fr. 25) à la fois et par semaine, de crainte sans doute d’évasion.

Dans notre pitoyable détresse, cette petite somme représentait une fortune ; mais comment l’employer, puisque nous ne trouvions quoi que ce fût à acheter dans notre prison et qu’il était interdit de rien faire venir du dehors ?

Le sens pratique de nos ennemis, leurs instincts de lucre et de profit se manifestèrent dans l’occasion de la façon la plus heureuse pour nous. Dès qu’on connut à Bautzen que les Français avaient reçu de l’argent, le commerce local s’émut, assaillit le colonel de sollicitations pour être autorisé à tenir boutique au camp. Il refusa tout d’abord ; mais, sur les instances des autorités civiles, finit par consentir.

Un matin glacé de décembre, comme la neige tourbillonnait en épais flocons, nous fûmes avisés qu’une cantine s’installerait