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dans l’après-midi. Déjà des charpentiers travaillaient à construire près des cuisines un appentis en planches. Elle s’ouvrit, en effet, quelques heures plus tard, et ce fut une belle ruée d’affamés à la porte de l’étroite échoppe. Trois mille cinq cents Français et Russes piétinaient, se bousculaient dans la boue, sous les rafales. Grelottans, transis de froid, nous ressemblions à ces marmiteuses théories de claque-dents qu’on voit s’écraser à l’entrée des fourneaux populaires. À grands coups de crosse sur les reins des plus impatiens, les sentinelles mettaient un peu d’ordre dans cette cohue famélique.

Le bienheureux débit vendait de la charcuterie, du sucre, du miel, de la margarine, du cirage, des cartes postales. Il fut dévalisé en un quart d’heure ; seul, le cirage, luxe pour nous vraiment superflu et de ressource alimentaire plutôt nulle, resta pour compte au tenancier.

Cette cantine, toujours suffisamment approvisionnée, rendit les plus appréciables services à ceux qui pouvaient disposer de quelque argent. Elle permit aux plus fortunés de corser l’indigent menu de nos repas et de venir en aide à leurs compagnons moins favorisés. La plus touchante solidarité s’établit, en effet, entre camarades de gamelle ; une sorte de roulement s’organisa ; à tour de rôle, dans la limite de ses moyens, celui qui « était de mandat » se chargeait d’alimenter la popote collective.


RESSOURCES D’AFFAMÉS

Décembre-janvier. — Les Russes n’étaient pas aussi privilégiés et ne recevaient aucun envoi. Leurs maigres économies s’épuisèrent vite, et le cantinier, bien entendu, refusait tout crédit. J’ai montré leur insatiable appétit ; notre ordinaire de famine ne pouvait leur suffire ; on les voyait rôder par tout le camp, comme des loups. Nous les secourions de notre mieux, mais nous étions nous-mêmes presque aussi boulimiques. Nécessité rend inventif : ils trouvèrent le moyen d’assouvir leur faim sous le nez des sentinelles, qui mirent longtemps à s’apercevoir de l’ingénieux « chapardage » qui s’accomplissait à leur barbe.,

À la corvée de pommes de terre, pendant que l’un d’eux amusait l’attention des surveillans, ses camarades se hâtaient