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d’emplir leurs vastes poches des tubercules convoités. Dissimulés sous leurs manteaux, ils en dérobaient ainsi quotidiennement plusieurs kilogrammes. De retour avec ce butin, ils commençaient une étonnante cuisine. A l’aide d’ustensiles primitifs, bidons coupés par le milieu, boîtes de conserves auxquelles on avait adapté un manche pour les transformer en poêlons, ils faisaient sauter les « patates » dans la margarine que fournissaient les Français. Un suave parfum de « frites » se répandait dans l’atmosphère, et, pour en déguiser l’âcreté caractéristique, nous brûlions du sucre, sous prétexte de chasser les mauvaises odeurs. Il s’établit ainsi tout un commerce clandestin, qui rappelait aux Parisiens les guinguettes de la banlieue. Nous venions tous les jours, pour quelques sous, faire remplir nos écuelles, nous procurer un savoureux supplément de ration pour accompagner nos harengs et nos saucisses.

Hélas ! ces délectations culinaires n’eurent, elles aussi, qu’une durée trop brève. Cette anormale consommation de pommes de terre finit par intriguer l’économat. On prit l’habitude de fouiller les corvées. Il fallut renoncer à notre régal préféré.

Les Russes, alors, se rabattirent sur la chasse aux souris qui pullulaient dans les baraques. Ils tendaient des pièges aux rongeurs, en attrapaient toutes les nuits un bon nombre. Les prisonnières étaient soigneusement engraissées dans de grandes cages fabriquées à cette intention. On les gavait de restes et de débris, telles des oies d’Alsace ou du Périgord. Lorsqu’elles semblaient dodues à point, on les sortait de leur épinette pour les tuer et les dépecer. Fricassées dans la margarine, les bestioles se transformaient en ragoût hautement apprécié. Je n’ai jamais voulu, quant à moi, tâter de cette douteuse rata- touille ; des camarades, moins difficiles, m’ont affirmé que la saveur en était agréable et rappelait celle des mauviettes. Je leur laisse la responsabilité de cette indulgente appréciation.

Huit jours environ avant la Noël, nous eûmes une joyeuse surprise : les premiers colis postaux arrivèrent de France. Leurs destinataires furent appelés à la Kommandantur, où eut lieu la première distribution. Je laisse à penser le plaisir, l’émotion attendrie avec laquelle leurs fortunés possesseurs développaient ces paquets. Déjà vieux de deux mois, le contenu s’en trouvait pour la plupart malheureusement avarié. Le pain, entre autres, complètement moisi, était immangeable. Les