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petites vertus, qui sont de pratique longue et perpétuelle, il ne nous épargne guère les mérites de la résignation. La frivolité du lecteur n’est pas un crime et demande des ménagemens. Nous ne marchandons pas notre estime au pasteur généreux qui accomplit sa tâche obscure et bienfaisante ; mais nous ne le valons pas et volontiers nous ne serions pas plus que sa femme assidus à l’accompagner dans toute sa besogne édifiante. Nous l’admirons, quand un ivrogne est sur le point d’assommer une famille et que lui, l’homme de douceur, n’a seulement qu’à se présenter pour apaiser le brutal : angélique fascination du bien, ce buveur ne boira plus. Cette imagerie d’Épinal, ou de Genève, nous divertit quelque temps, et puis cesse de nous divertir avant que nous n’ayons achevé la trilogie de la Moisson, des Ouvriers et des Œuvres. M. Benjamin Vallotton, dans ses ouvrages persuasifs, nous traite un peu sérieusement. Il n’est pas un apôtre gai.

Mais qu’il est gai, de la façon la plus heureuse, dès qu’il oublie d’être un apôtre et ne songe plus qu’à peindre, avec tant de cordialité, ses compatriotes ! Au surplus, cette gaieté-là ne contredit pas à l’austérité de la trilogie : cette bonne humeur et cette humeur sérieuse ont la même origine dans une exquise pureté de l’âme, et font un agréable mélange, assez vaudois, il me semble. Ni pour condamner le vice, ni pour se moquer des ridicules, M. Benjamin Vallotton n’a de rudesse ou d’amertume. Il n’est point un satiriste cruel, mais débonnaire ; et il y a dans son réalisme de l’indulgence, il y a dans son ironie de la mansuétude. Après cela, ne le prenez pas pour un écrivain fade. Il peint très juste ; et ce n’est point sa faute, c’est son aubaine, si ses modèles, qu’il a copiés et fait vivre, ont quelque chose de sa bonhomie.

Le sergent Bataillard, si pacifique d’habitude et tout à coup, l’uni- forme endossé, si bien féru de discipline ; Frochon, le cocher de la diligence qui roule d’Echenaz à Lausanne, de Lausanne à Echenaz, tous les jours, Frochon si haut perché sur son siège, et content de « frôler les ailes des insectes en voyage, » de « glisser dans l’air bleu des matins d’été, » de « toucher les nuages du bout de son fouet, » bel homme et qui, après sa course, redescendu parmi les autres gens sur le sol, garde une espèce de suprématie ; M. Profit, professeur, si sage, si rangé, très méthodique, trop chimérique, malheureux, et qui gaspille chacune de ses journées, et qui aura gaspillé sa vie entière, et qui peut-être n’avait rien de précieux à tirer de son effort pour lui et pour son prochain : autant de types, — et beaucoup d’autres, —