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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/213

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Mélancolie analogue à celle de l’automne : voici l’été de la Saint-Martin. Potterat, dans ses courses professionnelles à travers la ville, a distingué une modiste, Mme veuve Bolomey : il la trouve jolie encore ; il sait qu’elle est sage. Or, Justin Frochon, le déraciné qui se repent, dit à lui-même : « Demeure ; c’est ici seulement que tu ne seras ni balourd, ni absurde, ni malheureux... » Potterat ne fut jamais malheureux, ni absurde, ni certes balourd. Il se meut avec aisance par la ville, par la campagne et dans le domaine des idées. Il a ses familiarités partout. Mais il a ses délicatesses du cœur qui le rendent timide, quand il songe à organiser, auprès de l’aimable modiste, sa deuxième existence. Lui Potterat, si sûr de lui ordinairement, et qui sait parler aux hommes et aux femmes en toutes circonstances, fût-ce pour les incarcérer, tremble et doute de son attrait, du moment qu’il est amoureux. Il se déclare tout de même, sans effronterie, avec une maladresse ravissante. Il épouse Mme Bolomey, renonce à la police municipale, et recommence du bonheur dans sa maison du bord de l’eau.

C’est là que nous le retrouvons avec plaisir. D’un geste de ses deux bras, il nous montre l’horizon : « Je me plais bien dans ce coin, » nous annonce-t-il ; « les Alpes à gauche, le Jura à droite, le Jorat derrière, le lac en face, le soleil dans le haut, un jardin, moi au milieu, que souhaiter de plus ? » Il est vrai. Potterat dans son jardin, dans sa cuisine, dans sa cave où il y a deux tonneaux, des pois de confiture alignés avec soin, le bois pour l’hiver et un établi de menuisier ; Potterat dans sa chambre, dont les murs sont ornés de son portrait en commissaire et des portraits de ses deux femmes ; Potterat dans toute son installation, Potterat dans toutes ses besognes et dans sa flânerie, est admirable de contentement. Il est d’accord avec lui-même, d’accord avec les choses et les gens, d’accord avec la nature, avec le temps et l’espace, avec le sort et avec Dieu. Aucune minute ne lui paraît longue, ou trop courte ; il n’a ni hâte, ni ennui. Sa conscience ne le taquine pas, ni les problèmes de la morale ou de la métaphysique : problèmes qu’il ne méprise pas, mais qu’il a résolus, pour ce qui est de lui. Le premier dimanche du mois, il ne manque pas d’aller à l’église, d’écouter le sermon, de se lever et de chanter quand il faut. Il considère qu’ « on n’est pas des chiens, du moins pas tous ; » et que les aéroplanes, grimpant au ciel, n’y trouvant rien, font du tort aux célestes légendes ; mais qu’il faut de la religion. Il est, en somme, pragmatiste. Il va au cimetière, tous les ans, un beau jour d’avril ; et, tandis que chantent les merles dans les sombres feuillages, il nettoie la pierre qui recouvre sa première femme. Il écarte l’herbe et les