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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/214

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broussailles qui empêcheraient de lire sur la pierre « Jenny Potterat. » Il dit à la mémoire de Jenny : « Tu vois qu’on se souvient ! » Il passe devant la tombe de M. Bolomey, premier mari de la seconde Mme Potterat, ne s’y attarde pas et, à M. Bolomey, dit simplement : « Salut ! » Puis il rentre chez lui, satisfait de savoir que le présent et le passé sont en paix et en bonne intelligence mutuelle. Jamais nous n’ignorons ce qu’il pense. Il parle beaucoup, fût-il seul : c’est qu’il n’a pas l’impression d’être seul, les animaux, les arbres et les meubles étant ses amis, ses confidens ; il parle à son petit jardin, il parle au paysage qu’il aime et n parle à son bonheur. Il a un compagnon : c’est un vieux vagabond, jadis l’un des hôtes les plus fréquens du commissariat de Lausanne, Bélisaire, toujours pincé, — mendicité, colportage sans patente, maraude ; — et, une nuit que Potterat faisait le guet dans son jardin pour attraper le polisson qui chapardait ses jolies pêches duvetées, c’est Bélisaire qu’il surprend. Il l’admoneste : « A ton âge ! lamber les barrières, s’aguiller dans les pruniers, quand on a l’âge d’être grand-père !... » Bélisaire a le projet de se pendre : la police n’a plus d’aménité, à Lausanne, depuis que Potterat s’en est allé. Potterat lui offre le gîte, la mansarde, un vieil habit, cinq francs au bout du mois ; en échange de quoi, Bélisaire bricolera, se rendra utile, arrosera les plants de fraisiers, couvrira de feuilles mortes les chicorées et, vers la fin du printemps, repeindra de vert les volets de la maison. Potterat n’a, en ce monde, qu’un sujet de contrariété : son voisin, qui est aussi son gendre, et qui s’appelle Schmid, un Suisse, non point un Vaudois. Ce Schmid, un taciturne, un pédant : Potterat déteste cet homme avec qui l’on ne cause pas et qui, d’ailleurs, laisse ses lapins se glisser dans le jardin de Potterat, manger les salades de Potterat. Qu’importe ? et les menues querelles n’ont pas de conséquence. Mais le malheur qui rôde, le voici. Le malheur, c’est un Allemand ; c’est un diable de dénommé Mauser, acheteur et accapareur de terrains. Les intentions de ce Mauser ne sont pas claires ; et, du sol vaudois qu’il se procure, que fera-t-il, cet Allemand ? On le devine ; on croit le deviner : on se méfie. Seulement, il paye des vingt-trois ou vingt-cinq francs le mètre ; il arrondit tous les jours sa conquête. Potterat, qui n’est pas la dupe de cet envahisseur dangereux, organise la résistance : arrière, l’Allemand ! Schmid, au contraire, transige le premier. Peu à peu, l’on transige par-ci par-là. Seul, Potterat dédaigne la tentation de Mauser et de sa monnaie. Seul ; et son jardin devient une île battue par les démolisseurs et les bâtisseurs qui l’entourent : l’île devient un