Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la gare ; il distribue chemises, vestons, gilets et les anciennes robes de sa femme, — et des bretelles, car « il n’y a rien de plus angoissant, quand elles ont sauté, que de marcher en serrant son pantalon avec les coudes, » des bretelles brodées de croix fédérales ; — dans les poches des vêtemens qu’il donne, il a fourré des bouts de papier, des lettres, ces simples mots : « Courage ! sympathie ! condoléance ! » A la vue de tant de malheur, les larmes lui viennent aux yeux ; alors, il se cache. Ensuite, pour se dégonfler le cœur, il jure pendant une heure d’horloge. L’émotion qui l’étreint, toute une foule bienfaisante l’éprouve. Les gendarmes, gardiens de la neutralité, tâchent de contenir les manifestans : Potterat, de son thorax, ouvre une brèche dans la digue et l’on n’a rien à répliquer, lorsqu’il déclare : « La charité passe avant la gendarmerie ! »

Cette charité, qui anime les bons Vaudois, Potterat l’aime : elle lui excuse la neutralité qu’il déteste. Et enfin Potterat, tel que le voilà, c’est un fanatique de la guerre ? Un fanatique de l’honneur !... Mais que réclame-t-il ? Pour sa patrie, le sort de la Belgique martyrisée ? Les partisans d’une neutralité parfaite le lui reprochent ; et ils font appel à son patriotisme. On jugerait mal Potterat, son patriotisme et aussi son goût des opinions méditées, si l’on croyait que de telles objections ne comptent pas pour lui, ne le touchent pas, et qu’il les écarte sans barguigner. Il n’est pas têtu, mais sensible ; et, s’il répond vite, il réfléchit avec une loyauté lente. Ne le prenez pas pour un énergumène de l’héroïsme et pour le vain prôneur du danger. Nulle question n’est toute simple : et Potterat, qui est sincère, ne méconnaîtra pas le devoir logique de l’hésitation. Certes, il a proclamé ce principe : « Tous les petits pays sont solidaires ; » d’où il résulte que le maintien de la neutralité suisse est une faute. Puis, songeant aux malheurs de la Belgique, il a honte, le soir, de trouver dans son lit douillet une boule d’eau chaude : « Pour un peu, je ferais ronron ! » dit-il avec une narquoise tristesse. Le matin, quand il est l’heure de réveiller la maisonnée, il crie amèrement : « Debout, les neutres ! » Et pourtant, un jour qu’il est allé à Bioley, pour un concours de tir, la campagne tranquille et charmante le convainc d’aimer la paix. Il tire mieux que personne, et ses émules n’ont même pas à être jaloux de lui : sa supériorité est admise, fêtée. Roi du tir, Potterat se laisse complimenter, choyer ; et les satisfactions de l’orgueil le disposent à la bienveillance : il s’attendrit sur son peuple et n’envoie plus aux périls de la guerre une jeunesse qui le glorifie. Potterat, vers la fin de la journée, regarde les fumées des villages, les