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champs fertiles et les collines illuminées de soleil. Les enfans jouent, les filles chantent, la fontaine murmure ; au cabaret, les camarades s’asseyent sur le vieux banc près des pots de fleurs et des fagots. Potterat, couronné de laurier, se lève et prononce un discours : « Cette journée m’a fait du bien. Elle m’a replongé dans le sein de la nature. Parfaitement ! La nature est neutre. Nos autorités l’ont bien compris. Il y a des jours où je me suis laissé entraîner à la critique. J’ai eu tort. A vous trouver, vous qui êtes le fond de la race, si modérés dans l’appréciation des événemens, j’ai senti que vous suiviez la route de la sagesse, la bonne route, celle où sont les poteaux du télégraphe. Je porte mon toast à la paix des champs. Je porte mon toast à ceux qui les cultivent. Honneur à eux !... » C’est Potterat qui parle ainsi ? Potterat lui-même, eh ! devant une tranche de gâteau aux cerises, devant un verre de vin blanc et tandis que « par la fenêtre entre le parfum des foins coupés, le chuchotement du tilleul que lutine la brise du soir. » Une idée se forme dans l’esprit de Potterat : la belle Suisse, belle à miracle, et préservée par chance ou par une faveur providentielle, ce n’est point à ses fils de la risquer.

Mais Potterat retourne à Lausanne. Peu à peu, l’amollissant souvenir de la journée trop délicieuse se dissipe. Enfin, Potterat lit les journaux, lit le rapport de la Commission belge sur les atrocités commises en Belgique par les Allemands. Alors, il s’écrie : « Cette Belgique, pour moi, c’est comme une autre Suisse. Tonnerre ! Est-ce qu’on a une conscience, oui ou non ? Est-ce que le droit s’arrête aux frontières ? Neutre, c’est vite dit... » Et : « Vive la Belgique ! » Passe à Lausanne un train de blessés, rapatriés d’Allemagne en France : Potterat distribue aux malheureux du chocolat, de bonnes paroles, des bouquets tricolores, phlox blancs et rouges et scabieuses bleues. Or, ici, dans ce wagon, défense de monter : « Mon brave monsieur, ces malheureux sont aveugles... » Et Potterat : « Pas possible !... Ils sentiront au moins l’odeur : quand on sent une fleur, on la voit... » Désormais Potterat n’aura plus d’hésitation : « Tout ce que j’ai dit à Bioley, je le retire ; tout, vous entendez ! » Il n’aura plus d’hésitation, ni de repos. Quelle nuit, quand sa femme est couchée et quand il veille, bouleversé ! Son phonographe, qu’il enferme dans un placard, afin que la maisonnée dorme, si elle veut dormir, lui joue le Cantique Suisse et Sambre-et-Meuse. Il rêve, il frémit d’une terrible ardeur. Et il écrit à Joffre, et il écrit au roi Albert, et il écrit au président du Haut Conseil fédéral suisse. Lettres véhémentes et respectueuses :