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une vieille femme ou un enfant debout sur une porte ; mais la plupart des champs étaient déserts et presque toutes les portes étaient vides. Nous dépassions quelques charrettes conduites par des paysans, un vieillard qui coupait du bois dans un taillis, un cantonnier sur la route ; mais plus d’automobiles civils. Tous ceux que nous pouvions voir passaient comme des tourbillons, étaient d’un gris poussière uniforme, sur lequel nous distinguions la Croix-Rouge ou le numéro d’un corps d’armée.

À chaque pont, à chaque passage à niveau, une sentinelle barrait la route en élevant son fusil au-dessus de sa tête. Il fallait s’arrêter et montrer ses papiers. C’était, jusque là, à peu près la seule manifestation visible du régime militaire, mais en descendant la première côte après Montmirail on avait subitement l’impression de tomber en pleine guerre.

Le long de la route blanche, on voyait l’interminable file des automobiles militaires serpenter à perte de vue, se dirigeant vers l’Est, interrompue de temps en temps par la sombre masse d’un régiment en marche ou par un train d’artillerie dont on entendait de loin les caissons résonner sur la route.

Dans les intervalles, après chaque passage de ces masses militaires, nous avions la route pour nous, quittes à nous garer parfois pour laisser passer comme un éclair quelque motocyclette montée par une estafette ou un petit automobile glapissant surchargé d’officiers, apparitions bizarres avec leurs lunettes, leurs peaux de biques et leurs passe-montagnes.

Tous les villages semblaient vides, — non pas au figuré, mais à la lettre. Aucun d’eux n’avait réellement souffert de l’invasion allemande : à peine, par-ci par-là, une maison en ruines sur laquelle quelque vengeance accidentelle s’était exercée. Mais depuis l’exode général, en septembre 1914, ces villages avaient été abandonnés et n’étaient plus occupés que par les troupes. De Montmirail à Châlons, tout ce riche pays n’était plus qu’un désert.

Dès l’arrivée, on se sentait électrisé par l’aspect de Châlons. La vieille ville resserrée entre le canal et la rivière, servait de quartier général à une armée… non pas à un corps d’armée ou à une division, mais à une armée complète ; et les vieilles rues grises qui se croisent au pied des tours de Notre-Dame étaient toutes vibrantes d’activité guerrière., La place où s’élève