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VISITES AU FRONT.

l’hôtel de la Haute-Mère-Dieu présentait le tableau le plus complet et le plus vivant qu’il fût possible d’imaginer de la guerre moderne. Les canons et les omnibus automobiles en longues files ne forment pas de groupes pittoresques comme les cavaliers d’un régiment ; le bruit des motocyclettes crachant la fumée est moins belliqueux que le hennissement impatient des chevaux, et le métal des torpédos de course ne brille pas comme l’acier des casques et des cuirasses. Pourtant, une fois qu’on a l’œil habitué à la laideur des lignes et à l’uniformité des couleurs du nouvel appareil guerrier, on découvre tout ce qu’il y a de brillant dans une pareille scène. C’est le spectacle magnifique de tout ce qui peut se concentrer d’énergie dans un grand centre guerrier, sans que ce spectacle évoque encore la douloureuse vision où aboutira, hélas ! un peu plus loin l’élan de cette superbe énergie.

Et encore, même ici, cette vision ne nous est-elle pas pour longtemps épargnée ; car on ne peut pas traverser Châlons sans rencontrer la longue procession des éclopés, douloureuses épaves revenant du champ de bataille, brisés, anéantis, sourds, à moitié gelés et paralysés. C’est par milliers que ces malheureux sont renvoyés du front pour aller se soigner et se reposer. On se sent pénétré de tristesse en les voyant se traîner misérablement, et en rencontrant les regards hallucinés de ces yeux qui ont vu tant de choses que l’on n’ose pas décrire…

Si l’on pouvait ne pas voir les éclopés dans les rues, et les blessés dans les hôpitaux, Châlons offrirait un spectacle réconfortant. À notre retour à l’hôtel, l’harmonie grise des automobiles et des uniformes semblait presque étincelante sous le ciel d’hiver. Le continuel va-et-vient des estafettes affairées, les ordonnances tenant en mains les chevaux des officiers qui se mettaient en selle (car il y a encore des officiers à cheval), l’arrivée d’élégans autos remplis d’uniformes chamarrés, les innombrables camions gris s’en allant pour être immédiatement remplacés par d’autres, le passage des ambulances de la Croix-Rouge ou des détachemens se dirigeant vers le front, — tout cela formait une vision de guerre qu’on ne pouvait se lasser de regarder.

Et à l’hôtel, quel encombrement de manteaux de fourrures et de havresacs ! Dans le restaurant, autour des tables, quels groupes pittoresques de figures énergiques et bronzées !