Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/301

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
297
VISITES AU FRONT.

À un tournant, le hasard nous mena dans un chemin de traverse où des « soixante-quinze » étaient alignés le long du talus comme des fourmiliers gris de quelque monstrueuse ménagerie. Un peu plus loin, nous arrivâmes à un village fangeux occupé par la cavalerie et l’artillerie. Les soldats semblaient sur le point de se mettre en marche : notre arrivée leur causa une telle surprise que la sentinelle ne nous arrêta pas, et nous eûmes ainsi l’occasion de voir, au moment où nous allions sortir de la zone de guerre, un dernier tableau de la vie active et mouvementée du front.

C’était encore cette activité que nous retrouvâmes à Châlons. Déjà, lors de notre précédente visite, la ville était pleine de soldats : à notre retour, les rues vibraient sous les pas des troupes nouvellement arrivées qu’elles pouvaient à peine contenir. Sur la Place, devant la Haute-Mère-Dieu, plus de mouvement que jamais : chacun était pressé, couvert de boue, chacun tenait son emploi dans l’énorme ruche militaire…

Le bruit du canon, de plus en plus proche et intense, se chargea, dès le lendemain matin, de dissiper cette vision de paix ; il grondait plus encore que le premier soir à Verdun. Le lendemain quand nous nous mîmes en route pour rentrer à Paris, il nous sembla qu’une nouvelle armée avait surgi du sol pendant la nuit. Plus d’une fois, il fallut ranger notre voiture pour laisser passer le flot des troupes qui paraissait ne s’épuiser jamais, se dirigeant vers le Nord de la ville. Toute une armée se déroulait devant nous, comme sur une frise : l’infanterie, puis l’artillerie, les sapeurs, les mineurs, les convois sans fin de canons et de munitions, la longue file de voitures de ravitaillement, et enfin les brancardiers suivant les ambulances de la Croix-Rouge. C’était toute l’histoire d’un jour de vie guerrière que nous avions sous les yeux, en regardant ce flot humain s’écoulant silencieusement vers le front. Nous en eûmes encore la vision en lisant, quelques jours plus tard, la concise relation d’un renouvellement d’activité autour de Suippes et du gain coûteux, entre Perthes et Beauséjour, d’une précieuse bande de terrain.