Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/302

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
298
REVUE DES DEUX MONDES.

II. — EN LORRAINE ET DANS LES VOSGES

Nancy, 13 mai 1915.

J’ai là, près de moi, sur ma table, un bouquet de pivoines…, de ces honnêtes pivoines roses de jardin de village, qui ont une bonne figure ronde et épanouie. Elles ont été cueillies, tantôt, à Gerbéviller, dans le jardin d’une maison en ruines, — d’une maison à ce point calcinée et bouleversée que, pour trouver des épithètes propres à la décrire, il faudrait emprunter le langage imagé de quelque prophète hébreu, célébrant la chute d’une cité d’idolâtres.

Depuis notre départ de Paris, hier matin, nous avons passé par des rues et des rues aux maisons ainsi éventrées ; nous avons traversé des villes et des villes tordues par les dernières convulsions de leur agonie ; et partout, devant les monceaux de pierres qui furent jadis des maisons, et les fondrières qui furent des rues, nous avons vu des fleurs et des légumes pousser dans des jardins fraîchement ratissés et arrosés. Si je parle de mes pivoines, ce n’est pas pour en faire une allégorie de la nature inconsciente voilant de fleurs les barbaries humaines : je les place en tête de mon récit comme symbole de l’énergie consciente qui replante et rebâtit au milieu de la dévastation.

Au mois de mars dernier, les villes de l’Argonne que nous traversions semblaient complètement mortes ; mais hier on voyait germer partout une vie nouvelle. Nous suivions une autre piste de l’invasion, une de ces gigantesques balafres dont la Bête avait déchiré le pays en septembre dernier, entre Vitry-le-François et Bar-le-Duc. Étrepy, Pargny, Sermaize-les-Bains, Andernay sont les noms de ses victimes.

Sermaize-les-Bains était autrefois une jolie petite ville d’eaux au milieu de coteaux boisés ; les autres, de gros bourgs entourés de fermes. De tout cela il ne reste que quelques escarres sur le riant paysage printanier.

Mais beaucoup de ces ruines résonnaient du bruit du marteau, et partout des maçons étaient déjà à l’ouvrage. Là où tout semblait le plus mort, apparaissaient des symptômes de retour à la vie : des enfans jouaient dans les ruines, et, de loin en loin, un visage âgé risquait un regard timide à travers les fentes d’un abri accoté à un pan de mur écroulé. Une ancienne