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VISITES AU FRONT.

gièrent dans leur cave pendant que les Allemands mettaient le feu à la maison ; et, comment, par l’imposte de la porte donnant sur la basse-cour, ils s’aperçurent que leur retraite avait été découverte par les incendiaires qui s’efforçaient de les y atteindre. Par bonheur, les soldats avaient entassé des monceaux de bois et de paille tout autour des murs, et la chaleur suffocante de ce brasier les empêchait d’approcher de la porte. M. L… et sa famille, pendant trois jours et trois nuits, brisèrent tous les barils qui étaient dans la cave, et, par l’imposte, en jetèrent les morceaux sur le feu qui était leur sauvegarde. Le troisième jour, enfin, commençant à craindre que les murs ne s’écroulassent sur leurs têtes, ils décidèrent de faire une tentative suprême pour s’échapper. La maison était à l’extrémité de la ville ; les femmes et les enfans parvinrent à s’enfuir dans la campagne ; mais M. L… fut aperçu par un soldat allemand. Il courut jusqu’au mur qui séparait son jardin du cimetière, et, parvenant à l’escalader, se laissa glisser de l’autre côté, entre le mur et une grande croix de granit couverte de couronnes de verroteries.

À l’abri de ces couronnes, M. L… resta immobile jusqu’à la nuit, écoutant les voix des soldats qui le cherchaient parmi les tombes. Heureusement, ce jour-là devait être le dernier de leur occupation, et la retraite allemande lui sauva la vie.

Toute la ville avait été mise à feu et à sang ; et, à l’autre bout de la longue rue, une femme, une religieuse, avait tenu bon, comme Sœur Gabrielle Rosnet à Clermont-en-Argonne, réunissant autour d’elle le troupeau de ses vieillards et de ses orphelins, et leur faisant, de son corps solide et replet, un rempart contre les baïonnettes menaçantes. Elle nous raconta, avec une indignation tranquille et une saisissante simplicité, toutes les atrocités commises pendant ces trois journées sanglantes. Mais c’est déjà de l’histoire ancienne ; et, pour le moment, elle n’est occupée qu’à donner aux habitans de Gerbéviller vêtemens et nourriture. Car les deux tiers de la population sont déjà revenus « à la maison : » c’est ainsi qu’ils parlent de leur retour dans ce désert ! « Voyez-vous, nous explique Sœur Julie, il y avait les semailles à faire, les jardins à soigner. Il fallait bien revenir. Le gouvernement construit à ces malheureux des baraquemens de bois ; et il y aura certainement de bonnes âmes pour leur envoyer des lits et du linge ! »