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VISITES AU FRONT.

de fer de l’entrée, et nous nous trouvâmes, sur la place, dans des ténèbres si denses que le garçon dut nous guider jusqu’au bord du trottoir. Puis, peu à peu, nos yeux, s’habituant à l’obscurité, purent distinguer les colonnades irréelles de la place de la Carrière et les masses obscures de ses charmilles. Les belles lignes des palais revêtirent alors une dignité auguste, les distances devinrent infinies ; sous la voûte du ciel à peine étoilé, Nancy semblait une ville enchantée. On n’entendait pas un bruit : ni le pas d’un passant attardé, ni le frémissement d’une feuille, ni le moindre souffle sous les arcades. Et, tout à coup, dans le silence, le canon se mit à tonner…

14 mai.

Déjeuner avec l’état-major, dans une vieille maison bourgeoise d’une petite ville endormie. Dans le jardin, toute la flore du printemps : acacias, lilas, aubépines, roses banksia. Tout s’épanouissait à la fois. Le long des murs ensoleillés, couraient des plates-bandes rustiques bordées de buis et de lavande. Jamais les fleurs n’avaient répondu plus joyeusement à l’appel du printemps. Au premier étage, le général avait transformé en bureau une chambre à coucher Empire. Nous le trouvâmes là, au milieu de bons gros meubles de province tout surpris de se voir couverts de cartes d’état-major, de plans de tranchées, de photographies prises en aéroplane, et de tous les multiples documens de la guerre moderne. À travers les fenêtres ouvertes, on entendait le bourdonnement des abeilles, le murmure du jardin, et l’on devinait, tout près, derrière les murs, d’autres jardins semblables, où rien n’avait interrompu l’ordre monotone de la vie provinciale.

Nous partîmes de bonne heure pour Mousson sur la Moselle, vieille forteresse en ruines sur une colline dominant la ville de Pont-à-Mousson. Notre route se déroulait aux pieds des hauteurs du Grand Couronné, allant du Sud-Est de Pont-à-Mousson à Saint-Nicolas-du-Port. Pendant tout l’automne dernier, ce joli pays n’a été qu’un vaste champ de bataille. De ces tristes jours, il ne reste d’autre souvenir visible que des croix de bois dans les champs ; on ne voit pas de troupes, aucun de ces tableaux de guerre qui donnaient, en mars, un aspect si tragique à l’Argonne. Ici, au contraire, c’est la vie paisible des champs. La route qui va à Mousson est dominée par un village