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et peu à peu la beauté du paysage effaça l’horrible vision des angoisses humaines. Nous étions dans des bois de sapins. L’air en était embaumé ; le sol exhalait la fraîche odeur de la pluie récente (et de petites cascades faisaient frissonner les branches au-dessus des eaux cachées). Partout, nous ne voyions que la forêt : elle couvrait la colline, descendait dans la vallée étroite, et allait se perdre dans un lointain bleuté. À un tournant, nous rencontrâmes une compagnie de soldats portant leurs bêches et leurs sacs à outils. Ils allaient creuser des tranchées sur les hauteurs.

Nous montâmes toujours jusqu’à un col où nous fîmes halte dans un autre « village nègre, » presque une ville cette fois. Des soldats entourèrent l’automobile : chasseurs à pied aux uniformes passés et couverts de boue. C’était un plaisir pour eux de voir des figures nouvelles, car peu de visiteurs viennent jusque là. Ils nous accueillirent par un grand cri de : « Vive l’Amérique ! » L’Amérique se sentait heureuse et fière d’être là, dans cette atmosphère de courage et de résistance obstinée. La plupart des hommes étaient des réservistes, c’est-à-dire mariés, et ayant passé l’âge où le combat passionne. Depuis bien des mois, sur ce côté du front, il n’y a pas eu d’action, pas de grande aventure pour enflammer l’imagination. La vie s’y est écoulée monotone sans autre but que celui de surveiller et de tenir bon. Nous lisions tout cela sur la figure des soldats ; on ne voyait pas dans leurs yeux la flamme d’une fougue impétueuse, mais l’expression réfléchie d’hommes qui savent ce que la patrie attend d’eux, et qui tiendront jusqu’à la victoire ou à la mort.

Dans le souterrain du colonel, une table décorée de tulipes et de lilas était préparée pour le thé. Dans d’autres de ces catacombes hospitalières, nous vîmes des tréteaux pour la popote, où des cuisines, des casseroles appétissantes grésillaient sur un bon feu. Partout, des inventions ingénieuses de mobilier rustique et de décoration intérieure. Plus loin, un passage conduisait à travers un fourré de sapins à un hôpital caché, merveille d’aménagement souterrain.

Pendant que nous causions avec le chirurgien, un soldat rentra, venant des tranchées. C’était un homme d’âge mûr, barbu, dont la figure n’avait rien de martial. Il avait au crâne une blessure qu’on venait de panser, et il était très pâle.