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mal de mer dont il souffrit pendant deux mois, qui arrachèrent à François, d’ordinaire si réservé, cette phrase dans sa première lettre à Ignace, datée de Mozambique, le 1er janvier 1542 : « La nature des peines et des labeurs à embrasser était telle que, pour le monde entier, je n’aurais pas osé les affronter une journée seulement. »

Sauf les marins, qui étaient en général de braves gens, la caraque était bondée de soldats la plupart enrôlés par force, d’aventuriers recrutés dans la basse pègre de Lisbonne, et d’esclaves. Tous ces gueux sentaient le fauve ; et les plus sales passions fermentaient sur le pont. Quant aux officiers de l’Etat-major et au Vice-Roi, les mêmes mirages de jouissances les hallucinaient. François se taira sur ces tristes spectacles comme sur les dessous de la politique portugaise. Il ne faut chercher dans ses lettres ni la peinture des hommes ni la description des pays. Cette absence de couleur n’est pas seulement l’effet d’une discrétion prudente. Son esprit, uniquement tourné vers le monde des âmes, n’y voit jamais se refléter les décors de l’univers. Lorsqu’il abordera au promontoire oh se dresse la ville musulmane de Mélinde et qu’il apercevra la croix de pierre du cimetière des Portugais, aucun paysage de l’Asie ne lui donnera une pareille secousse d’étonnement et de joie. J’ai sous les yeux un vieux plan de Goa, avec ses forêts plantées en quinconces ; mais, sur le quai, le cartographe, soucieux du détail topique, a dessiné deux petits éléphans, la trompe en l’air, presque aussi hauts que les églises, et surmontés de leurs minuscules cornacs : ces petits éléphans, vous ne les verrez jamais passer dans les lettres de François. Et vous n’y rencontrerez pas plus les Ethiopiens, ivres du vin de palme, qui, à Mozambique, échangeaient l’or, l’ambre gris et l’ivoire contre des patenôtres de verre ou des toiles de coton, ni ces pauvres Ethiopiennes dont les Portugais se jouaient si cruellement, ni ces sirènes au groin de pourceau que les nègres harponnaient sur la mer et qui étaient, dit-on, leurs Ethiopiennes. Mais, de temps en temps, une phrase, un mot trahira, malgré lui, sa fatigue et ses dégoûts : « Pour le monde entier, je n’aurais pas osé les affronter un seul jour ! » Et plus tard, à Goa, on l’entendit répéter en soupirant : « Oh ! ce Santiago ! » C’était le nom de la caraque qui l’avait amené à Mozambique et qui se perdit quelques mois après. On a voulu voir dans ses soupirs le