Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/320

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus anciennes civilisations du monde et n’ont pas l’air de s’en douter. Ils sont portés à mépriser ce qu’ils ne comprennent pas, et, sauf leurs intérêts immédiats, ils ne comprennent presque rien. Mieux eût valu pour l’apôtre une ignorance complète que les lueurs mensongères et les demi-vérités dont ils prévenaient son imagination. Mieux eût valu surtout qu’il n’apportât pas l’Evangile en compagnie de gens, nés chrétiens, qui en étaient les vivans démentis.

La traversée était pénible et terriblement hasardeuse. Ces grosses caraques aux quatre ponts, que leur château d’avant et leur château d’arrière gonflaient au-dessus des flots, ne résistaient guère à plus de deux ou trois voyages. Quand elles ne sombraient pas, la mort les délestait d’une partie de leurs passagers ; et le reste arrivait en si mauvais état que, chaque fois qu’elles entraient au port de. Goa, les hôpitaux de la ville se remplissaient. Les voyageurs du XVIe et du XVIIe siècle nous ont énuméré leurs épreuves et leurs périls : l’incommodité des cabines ; la mauvaise qualité des vivres ; le manque d’eau douce ; l’été torride et un froid presque hivernal tombant tour à tour sur des épaules qui portaient souvent toute leur garde-robe ; des bonaces de cinquante et soixante jours qui vous immobilisaient sous un ciel équatorial, « dont les flammes attirées par les narines saisissaient le cerveau et le faisaient bouillir en dedans ; » les trombes marines ; les corsaires ; l’ivrognerie qui endormait l’homme du gouvernail et son « page » près de la lanterne éteinte et de la boussole obscure ; les récifs dont la pensée hantait les regards attachés à ces eaux mystérieuses ; les apparitions fantastiques qui frôlaient les flancs du navire dans ces parages où Camoëns évoque le spectre formidable d’Adamastor et où, plus tard, Mocquet, garde du Cabinet des Singularités de S. M. Louis XIII, vit de ses yeux surgir un monstre « de forme étrange et d’émerveillable grandeur, » une rondache devant la tête et une selle sur le dos. Mais les alertes, l’épouvante, le scorbut, les contagions de ce cloaque errant et ballotté, si des gens pouvaient les affronter par amour du lucre, il était naturel qu’un prêtre les endurât pour l’amour de Dieu. Et il était naturel que ce prêtre, cet apôtre, malade lui-même, soignât les malades, raffermit les courages, prodiguât autour de lui les secours de son ministère. Ce ne sont point les misères matérielles d’une traversée exceptionnellement longue et dure, ni le