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enchanteurs du monde, et l’historien portugais de Barres attribuait à leurs femmes le pouvoir de lier ou de déchaîner les tempêtes. Mais tous leurs sortilèges les défendaient mal des incursions des Arabes, et ces pauvres gens ne se glorifiaient que de descendre des chrétiens de saint Thomas. Ils avaient même oublié qu’ils comptaient peut-être parmi leurs aïeux des colons macédoniens envoyés par Alexandre, sur le conseil d’Aristote. Ils ne remontaient dans leur passé que jusqu’à l’apôtre. Leur christianisme s’était effrité en petites pratiques dont ils ne comprenaient pas plus le sens que celui des Alléluia qu’ils chantaient. François fut pour eux comme si saint Thomas revenait. Il rassembla autour de lui ces enfans égarés du Christ, caressa d’une main très tendre leur pieuse ignorance, leur distribua le baptême et pria le Vice-Roi de le laisser quelque temps chez eux. Pour la seconde fois, le Vice-Roi refusa. Il ne voulait point se séparer d’un homme dont la sainteté lui semblait être une garantie contre les naufrages. Plus François se rapproche de son but, plus il désire allonger les escales de ce voyage interminable ; et, dès qu’il y aura touché, il se hâtera d’en repartir. On méconnaîtrait le tragique de sa vie intérieure, si l’on perdait de vue que ses épreuves les plus crucifiantes lui vinrent des hommes de sa race et de sa foi.

De Sokotora, le navire mit le cap sur Goa, à travers ces mers sillonnées de vaisseaux arabes, dont les chargemens répandaient une odeur de musc et où s’entassaient les pèlerins pour le Tombeau du Prophète, avec leurs femmes voilées derrière des galeries de bambou. On n’en rencontra point ; et l’on entra, les mains nettes de pillage, au port de Goa, le 6 mai 1542, vers minuit. Sousa envoya aussitôt à Gama la nouvelle de son arrivée, en des termes qui manquaient de courtoisie. Il était de règle que deux vice-rois ne pouvaient se trouver en même temps dans les murs de Goa. Celui qui venait s’arrêtait à la forteresse de Pangin, que baignait l’eau profonde de la rivière à mi-chemin de la barre et de la ville ; et, quand il faisait son entrée au son des canons, celui qui allait partir l’y avait déjà remplacé. Alphonse de Sousa eut beau fouiller dans l’administration de son prédécesseur : il ne releva aucune charge contre lui. Son pirate l’avait volé. Il n’en fut que plus irrité et s’appliqua à lui rendre le voyage de retour aussi inconfortable que possible.