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Cependant François avait foulé la terre de ses rêves. Cinq mois après son débarquement, le 20 septembre 1542, il écrivait à Ignace et aux Pères de Rome : « Goa est une belle ville, peuplée de chrétiens ; elle a une magnifique cathédrale et beaucoup d’autres églises et un couvent de Franciscains. Les chanoines de la cathédrale et les religieux du couvent sont nombreux. Béni soit Dieu que le nom de Jésus-Christ soit ainsi glorifié sur une terre si lointaine et au milieu des Infidèles ! » Ces quelques mots ne nous donnent guère l’idée de l’étrange ville où François commença son apostolat.

Prise et reprise sur les Mores du temps d’Albuquerque, l’ile de Goa, tout près du continent, était formée par deux larges rivières qui la séparaient au Nord de la péninsule des Bardes, au Sud de la terre de Salsette. La ville, sans être encore comparable à Lisbonne, avait déjà assez grand air. On y comptait cinquante églises à la fin du siècle, des palais, des arsenaux, des hôpitaux, de belles rues. La plus belle, la Rua Drecha ou Rue Droite, avec ses étalages de lapidaires et d’orfèvres et ses sonneries d’or sur le comptoir des banques, allait du palais du Vice-Roi à l’église de la Sainte-Miséricorde, dont le portail était orné d’une figure en bosse d’Albuquerque. Les marchés étaient nombreux. Dans la matinée, on fréquentait surtout celui des esclaves. On y vendait des filles de toutes les contrées de l’Inde, depuis trente-deux sous six deniers jusqu’à trente perdaos, ce qui n’était pas très cher, vu que la plupart d’entre elles savaient jouer des instrumens, broder, coudre et faire des confitures. Quand le soleil se couchait, un autre marché commençait près de la place du Pilori où l’on achetait principalement des marchandises acquises par larcin, des armes et des hardes. Dans chaque carrefour, les femmes indigènes fricassaient et rôtissaient des poissons. Ces odeurs de cuisine et le relent de poireaux verts qui se dégageait du corps échauffé des portefaix nègres se mariaient dans l’air aux senteurs des aromates et au parfum de santal qui suit les Hindous.

Mais les âmes, plus diverses encore, composaient à cette première ville de l’Inde européanisée une extraordinaire atmosphère morale. Le commerce était tenu par les Mores, anciens conquérans. Les artisans et les ouvriers étaient presque tous des Hindous. Il n’y avait pas beaucoup de Brahmes, les plus riches et les plus importans s’étant retirés à Calicut. En revanche,