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femme, ne se retournait jamais pour voir si, derrière lui, le mari ou l’amant déliait les compresses. De leur côté, les femmes, et surtout les métisses, puisaient à pleines mains dans le riche arsenal pharmaceutique de l’Inde. Elles connaissaient les philtres qui endorment, excitent ou tuent. On fermait les yeux sur bien des assassinats, et on souriait aux vols. Non seulement le baptême ne mettait pas l’indigène à l’abri du conquérant, mais il l’exposait aux rancunes des païens qui payaient à ce conquérant le droit de le molester. Les Goanais battaient monnaie de tout et même de ses sentimens les plus respectables. Par exemple, ils avaient remarqué l’horreur que lui causait le meurtre des bêtes ; et l’on voyait souvent un rustre empanaché qui faisait semblant de vouloir tuer un oiseau pour que l’Hindou lui achetât cette petite parcelle de vie sacrée. Nous imaginons aisément ce qu’avaient pu faire dans des villes, où les dieux des pagodes avaient des prunelles de pierreries et les filles des temples les mains et les pieds chargés de bagues, ces aventuriers ivres de soleil et d’impunité. Cinquante ans après le passage de François, le traitement des esclaves soulevait encore le cœur des voyageurs français qui s’égaraient jusqu’à Goa. Les femmes renchérissaient sur leurs maris, car la jalousie les rendait ingénieuses à varier les tortures. Mocquet nous raconte d’affreux supplices dont il a été témoin. Mais il n’a rien écrit de plus terrible pour ces maîtres sans pitié que ce mot appliqué à leurs bastonnades : « Ils comptent les coups avec leur rosaire. »

On comprend qu’un étranger, qui assistait à de pareils spectacles, se détournât avec sympathie sur les pauvres Yogui aux longs cheveux qui contemplaient, immobiles et nus, leur feu de bouse sèche dont ils prenaient la cendre pour se saupoudrer la tête et les épaules, ou sur ces brahmes paisibles qui s’en allaient le long des rues, regardant où ils posaient leurs sandales de bois, toujours attentifs à éviter les souillures. On comprend aussi que les villes hindoues et musulmanes qu’ils ont pu visiter, comme Calicut, leur aient semblé, par contraste, des séjours de justice et de probité. Il est vrai qu’ils savaient très peu ce qui se passait derrière cette façade orientale, que nous sommes toujours plus sévères dans ces pays excentriques pour les Européens qui nous les gâtent, et qu’aux yeux du voyageur qui écrit ses souvenirs, les honnêtes gens sont moins voyans et