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celles qui interdisaient le meurtre d’une mouche jusqu’à celles qui se délectaient dans les sacrifices humains ! Demandez-vous seulement ce que pouvaient penser des gens d’Europe quand ils voyaient des Hindous suivre leur vache, un vase de cuivre à la main, et attendre le moment de recueillir son urine pour s’en laver la tête et le visage.

Mais ces gens d’Europe ne se disaient pas que la vue de leurs usages familiers causait a ces Hindous d’aussi violentes répulsions. Ils ne se disaient point que le Brahme ne distinguait pas entre les Portugais nourris de viande et les parias mangeurs de charognes, et que ces beaux guerriers, chaussés de cuir et fièrement cambrés dans leurs buffleteries, lui apparaissaient hideusement revêtus de cadavres. Le gouvernement portugais, en s’installant dans l’ile de Goa, avait été obligé de reconnaître les communautés de villages qui lui payaient les mêmes tributs qu’à leurs anciens maîtres. On ne pouvait obtenir la soumission des indigènes qu’à la condition de respecter leurs traditions. De même, le christianisme n’avait quelque chance de s’insinuer dans les âmes que s’il trouvait le moyen de s’accommoder d’institutions civiles, dont l’origine était évidemment religieuse, mais que le temps avait fini par laïciser. Les Portugais avaient bien donné le nom de castes aux différentes classes sociales des Hindous ; seulement ce mot ne représentait pas pour eux ce qu’aujourd’hui il représente pour nous. Ils n’avaient pas mesuré la distance infranchissable qui sépare un Brahme d’un sudra. Un sudra d’un paria. Les castes hindoues ne leur paraissaient être que des mondes comme ceux dont se compose la société européenne, mais un peu plus fermés. Pourquoi l’Evangile ne réunirait-il point parias et Brahmes comme jadis esclaves et patriciens ? Ils ne songeaient pas que la notion d’égalité, que propage la doctrine chrétienne, tendait dans l’Inde non seulement à une révolution politique et sociale, mais à un bouleversement si intime de l’être humain qu’il en devenait presque physiologique. On avait vu à Rome des affranchis ramper jusqu’aux plus hautes dignités et là respirer un encens que des patriciens brûlaient en leur honneur. On voyait tous les jours en Europe des parvenus anoblis ; et la richesse forçait toutes les portes. Mais jamais un paria ne s’était approché d’un trône ; jamais il ne souillait même le seuil d’un Brahme. Jamais le sudra enrichi n’avait acquis le quart de la considération qui