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allait au Brahme réduit à la mendicité. Le vice-roi le plus superbe de Goa ne trouvait point mauvais que son confesseur eût confessé avant lui des Cafres et que la main qui lui donnait l’hostie l’eût donnée à ces malheureux esclaves que l’on traînait à l’église les fers aux pieds. Mais un missionnaire qui avait touché à un paria participait de sa dégradation aux yeux des Brahmes, et son haleine même viciait l’air autour d’eux.

Que, depuis des centaines et des centaines d’années, cette caste de pharisiens se soit imposée aux autres sans exercer le pouvoir, sans disposer de la police, sans détenir la richesse, par le seul prestige du sang et de l’esprit ; qu’elle ait poursuivi son chemin à travers les âges, entourée d’une vénération qui n’obtenait d’elle que des regards méprisans ; qu’elle ait gardé sous des dominations étrangères et sur des millions d’êtres, qu’elle ne protégeait pas, une autorité si absolue que ces millions d’êtres considéraient ses privilèges comme un trésor aussi intangible que la vie de leurs vaches et aussi sacré que leurs dieux : c’est assurément un des phénomènes les plus déconcertans de l’histoire. L’apathie des Hindous aide à le comprendre, mais surtout les vertus de cette caste ou son perpétuel souci de paraître vertueuse, la dignité de son maintien, l’obéissance rigoureuse à ses traditions. L’abbé Dubois, au commencement du XIXe siècle, remarquait qu’au contraire des Chrétiens qui croient à leur religion et ne l’observent pas, les Brahmes ne croyaient pas à la leur et l’observaient. Une si constante hypocrisie, qui suppose un dévouement infatigable de l’individu à l’intérêt permanent d’une collectivité, peut se décorer du nom de vertu sociale. Du reste, tout n’était pas hypocrisie chez les Brahmes. Si la ruse et l’art de mentir entraient dans leur éducation, et s’ils abusaient de la crédulité des autres castes jusqu’à leur faire croire qu’à la lecture de leurs Livres Saints la tête de quiconque n’était point né Brahme se fendrait en deux, les prescriptions et les austérités qui les préparaient à jouer leur rôle de demi-dieux constituaient une si rude servitude qu’on a admiré l’héroïsme des missionnaires qui, plus tard, pour se rapprocher d’eux, s’y soumirent. Ceux qui ont connu l’Inde tombent d’accord que cette division des Hindous en castes les a retenus sur le bord de la plus abominable des anarchies. Dans ce pays dont le climat détend les ressorts de l’âme, elle assignait à chacun sa place et son emploi, l’y enchainait et lui