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la vie, de la vie humaine et sociale. M. T. de Wyzewa faisait, il y a quelques mois, remarquer ici même, dans l’étude intitulée la Faillite de la littérature et de l’art allemands, comment, faute de ce don de la vie, il n’y a vraiment, dans toute la littérature allemande, aucune création proprement dite, aucune figure vivante, aucun personnage capable, comme ceux d’un Shakspeare, d’un Cervantes, d’un Molière, d’un Balzac, d’un Tolstoï, de faire concurrence à l’état civil. Chez Goethe lui-même, qui cependant avait senti la puissance de vie de l’art français, de l’art italien, de l’art grec, le héros le plus humain, Faust, se métamorphose presque aussitôt en symbole, et, comme si le symbolisme du premier Faust n’avait pas suffi, il y ajoute la symbolique plus impénétrable du second. — Mais c’est la philosophie allemande qui a le mieux démontré peut-être cette impuissance du génie germanique à ressentir et réaliser la vie, s’il est vrai qu’après Kant, et lorsque ses successeurs tentèrent de sortir de la prison subjective où la Critique de la Raison pure les tenait enfermés, l’âme humaine et ses diverses facultés, le « moi » lui-même, la conscience, la raison, l’imagination, la volonté, ne servirent, chez Fichte, Schelling, Hegel, Schopenhauer, qu’à des constructions métaphysiques qui n’ont rien laissé subsister de l’âme humaine et du « moi, » noyés dans l’infini, l’absolu, l’univers ou le néant. — L’œuvre d’absorption et d’unification, ainsi accomplie dans la philosophie allemande, se poursuivit, après 1848, dans la nation elle-même où l’achèvement de l’unité se fit par l’absorption de l’Allemagne dans la Prusse. La nation eut en politique le sort que l’âme et le « moi » avaient eu dans la philosophie : elle fut noyée dans le régime prussien, et l’unité ne se consomma que par la servitude. — Ces précédens ne formaient pas l’Allemagne, il faut l’avouer, à l’intelligence, à la science, à la psychologie des peuples : l’expérience n’allait pas tarder à le démontrer. Si, vers la fin du XVIIIe siècle, Hamann et Herder, inspirés d’ailleurs de Voltaire (l’Essai sur les Mœurs), de Montesquieu (l’Esprit des Lois), de J.-J. Rousseau, eurent et projetèrent d’assez larges lueurs ou divinations sur l’origine, sur la préhistoire des grandes civilisations, si Hegel, au XIXe siècle, fut, par sa métaphysique du devenir, l’initiateur d’un mouvement historique qui n’a pas été sans éclat, si Lazarus et Steinthal fondèrent vers 1860 la Revue (Zeitschrift