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Nous repensons à eux, pendant les nuits de garde à l’ambulance. Nous évoquons leurs visages, visages des mutilés qu’on rapatrie et qui nous ont souri si doucement, visages résolus, brûlés des permissionnaires qui retournent se battre, visages dolens et pourtant gais des blessés qui rejoignent les hôpitaux de l’arrière, incessant va-et-vient, double courant, sans cesse renouvelé.

Dans cette salle étroite où deux lits sont dressés derrière un paravent, nous écoutons le souffle des locomotives, les sifflets déchirant la nuit, le long roulement décroissant des trains qui s’en vont, et ces rumeurs nous semblent comme un lointain écho de la guerre. L’évocation des tranchées, des courses furieuses à l’assaut, des champs de mort, toutes les images que ces soldats crottés, bronzés, ramènent avec eux, promènent avec eux à toutes les minutes du jour et de la nuit, remplissent la chambre qui tressaille au bruit des trains rythmant les heures.

Lorsque le ravitaillement est terminé, que les derniers trains ont passé, que les derniers soupers ont été servis, que les soldats ont tous été conduits au dortoir de l’ambulance, nous nous allongeons tour à tour sur l’une des couchettes où parfois l’on étendit un blessé avant de le porter à l’infirmerie. Et je resonge au petit soldat qui est mort sur un de ces lits, en souriant, si calme et si blanc, qui s’est endormi au bruit des trains ébranlant les murs, qui s’est endormi avec une impression de bien-être, conscient peut-être de l’achèvement du voyage, du repos bien gagné, des perspectives radieuses de l’arrivée…


Ce fut décembre. Le train des grands blessés se remit en route. Les ténèbres pluvieuses du matin d’hiver emplissant le hall, les préparatifs achevés aux lumières, les guirlandes de gui à la place des roses… La réception qui avait cessé d’être officielle prenait un caractère plus intime. On convoquait les jeunes officiers aviateurs. Un automobile s’en allait par les routes toutes noires chercher à l’hôpital d’Ambérieu les trois amputés convalescens et les ramenait à la gare, afin de leur donner cette joie de saluer les camarades qui rentraient au pays.

Je garderai toujours dans ma mémoire la nuit qui précéda le passage d’un de ces trains de grands blessés.