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Il pensait que les Turcs sont de braves gens : ils suivent bien leur religion. Le soir, on les entendait qui disaient leurs prières tous ensemble. Beaucoup de prisonniers parlaient français, et leur déclaraient qu’ils aiment bien les Français, mais qu’ils sont forcés de se battre contre eux.

— Quelquefois, disait-il, déroulant ses souvenirs, on faisait des tranchées avec des cadavres. On mettait un peu de terre dessus...

Nous écoutions ces impressions si nuancées, ces jugemens si modérés. Et je m’émerveillais de cet esprit de finesse de ce simple paysan sans culture.

Un soir, un petit soldat très jeune, qui avait été blessé deux fois, qui avait vu tomber les trois quarts de sa compagnie, me dit :

— On n’aurait jamais cru que le cœur puisse autant souffrir...

Je le suivis des yeux dans l’obscurité. Il allait partir. Il se perdit dans la foule des voyageurs et des permissionnaires qui attendaient sur le quai. Et ce mot si poignant me rappelait un autre mot, d’un soldat rapatrié à qui l’on demandait si les camarades, refusés par la commission de réforme et réexpédiés en Allemagne, avaient pleuré en les voyant partir :

— Ah ! c’est le cœur qui pleure..., répondit-il.

Tous, les invalides échangés, les soldats qui retournent au front après leur congé de convalescence, les permissionnaires, ils nous font éprouver ce même sentiment : ils sont vrais.

L’épreuve terrible les a débarrassés de toutes les choses enseignées ou lues, des formules de parti, des conseils de l’égoïsme, de tout ce qui dénature, rend partial, méfiant, intéressé. La main de fer de la souffrance les a rendus à leur être véritable. Et leur être véritable a grandi. C’est pourquoi ils ont des mots si justes, et si profonds, et parfois si douloureux. Leurs paroles sont l’expression toute fraîche de cette âme nouvelle à qui la spontanéité de l’enfance est revenue, et que la mort si proche, la discipline du devoir et du sacrifice ont épurée. Toutes les scories humaines dont il nous faut, pour nous défaire, une si longue patience, des luttes, une vie d’efforts, ils en sont, à cette heure, brusquement délivrés. Heure de grâce ! Heure encore tout éclairée par la lumière rédemptrice de la mort ! Quelques-uns ont atteint le sommet d’eux-mêmes, et leurs moindres propos rendent un son qui nous fait tressaillir.