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Le lent cortège s’allonge et se déroule jusqu’aux grands escaliers, tandis qu’à l’autre extrémité de la gare, avec précaution, les brancardiers transportent les civières.

Un adolescent lyonnais demande si l’on ne pourrait pas lui donner un petit drapeau suisse en souvenir de ce jour. Ce vœu me touche, et je cherche dans les wagons un drapeau oublié. Mais aucun mutilé n’a laissé le sien. L’un d’eux a dit en détachant l’insigne qui décorait un présent, et le serrant avec une piété délicate :

— C’est cela qui est le plus précieux...

Et, à cette minute, j’ai vu ces intérieurs modestes d’ouvriers et de paysans de France, où, désormais, parmi les plus chers souvenirs, figurera ce drapeau, la croix blanche sur le fond écarlate.

Un infirmier m’a tendu le sien, et le jeune homme l’épingla soigneusement à sa veste. Il est des minutes où aucun geste n’est indifférent.

Cependant, les infirmières ont conduit les invalides dans la grande salle, où les autorités les reçoivent.

Les discours de bienvenue, les fanfares, ces officiers, ces délégations, tous ces pleurs et tous ces vivats continuent d’exalter la souffrance, l’héroïsme et le renoncement de ceux qui reviennent mutilés.

Dans cette atmosphère électrisée, au milieu de cette foule d’invalides, les mots de patrie et de sacrifice évoquent des images si proches et si impérieuses que toute autre image disparaît de nos yeux. Même la vision des douleurs futures s’est écartée. Seule s’impose la tragique grandeur du dépouillement : la splendeur de cet appareil militaire, la sonnerie des clairons triomphaux, et, depuis des heures, le cri des foules accourues, célèbrent son pouvoir et sa vertu. Les plus aimés, les plus glorieux, ceux dont le sort, à cette minute, apparaît enviable, sont ceux qui ont donné davantage.

Eux non plus ne songent point à l’avenir pendant ce moment d’apothéose qui leur est offert. Ils sont là, sourians, essuyant une larme, un peu confus, et très fiers, et beaucoup d’entre eux ressentent cette impression que celui-ci exprime d’une voix volontairement brusque :

— Bien sûr, on ne s’attendait pas à tout ça...

Pendant de si longs mois, ils durent se désaccoutumer de