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ces hommes que je ne reverrai plus : le territorial paralysé, indifférent à la fièvre joyeuse des camarades ; ce blond garçon, si gai, amputé du bras droit et de la main gauche, et celui qui m’a donné son képi, et tous les autres, amputés devenus tuberculeux... Je rassemble dans ma pensée ceux à qui je me suis attachée pendant ces rencontres éphémères, et qui sont maintenant dispersés dans leur patrie : le jeune asthmatique qui redit toute une nuit : « Je suis content... » Et le pâle gamin de dix-huit ans qui rêvait à sa maman, et le petit aveugle qui disait : « J’ai eu de la chance ! »

Et tant d’autres...

Nous arrivons.

Le train, ralenti, pénètre dans la gare des Brotteaux, où se presse une multitude : infirmières toutes blanches, officiers, soldats, masse confuse des civils. Les clairons sonnent. La Marseillaise éclate.

Minute magnifique et déchirante. Toutes les douleurs que nous amenons avec nous, ces misères qui remplissent l’interminable convoi nous oppressent brusquement. Et il semble qu’elles nous devancent, s’échappant de toutes ces portières, exprimées par les sourires mêmes des mutilés, devenues soudain visibles et saignantes, et qu’elles accablent cette foule immobile qui se tait, parce que les sanglots refoulés étouffent toutes les gorges.

Les wagons défilent très lentement. Penchée sur une plate-forme, je reçois ces regards levés vers les blessés, ces yeux remplis de larmes et d’amour qui interrogent et parfois se détournent, ces yeux qui, tous, sont des yeux fraternels. Et j’entends cette parole, affirmée par les lèvres muettes : « Nous avons tout accepté.... O Patrie, tout ceci, c’est pour toi... »

Soudain, la foule recouvre la voix. Des acclamations retentissent et se croisent. Un général salue les mutilés. Le train est arrêté enfin.

Ils descendent. Quel émerveillement de les retrouver si joyeux ! Ils sourient. Leur fatigue est oubliée. Avec leurs uniformes tout fleuris, leurs mains encombrées de bouquets, ils ont l’air de vainqueurs. Ils ont gardé leurs promptes reparties. Ils adressent, aux infirmières qui les aident et s’emparent des sacs de cadeaux et des musettes gonflées, des mots gentils et gais.