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le cœur qui parle au cœur. La pièce, suivant un mot de Racine, est faite de rien. Pas d’incidens, pas de faits, jusqu’à la catastrophe finale ; toute l’action est dans la progression des sentimens, dans le flux et le reflux des passions ; et c’est l’action la plus serrée, la plus précipitée, la plus pressante, la plus empoignante, la plus fertile en coups de théâtre dont chacun n’est que la soudaine révélation du travail intérieur qui se fait sourdement dans les âmes. Et partout la divine simplicité, l’impression du définitif, de l’absolu : la nature humaine fixée sous l’aspect de l’éternité.

Le propre des chefs-d’œuvre, c’est qu’ils continuent de vivre à travers les siècles et qu’en s’adaptant à des milieux de pensée et de sensibilité différens, ils en reçoivent une signification un peu différente. Pour les contemporains de Racine, comme pour Racine lui-même, le sujet de la pièce est l’extraordinaire aventure qui fait d’Andromaque captive la maîtresse de sa destinée, et jette à ses pieds son farouche vainqueur. La fidélité de l’épouse à l’époux plus ardemment aimé par delà le tombeau, le dévouement de la mère au fils en qui revit son Hector, la toute-puissance de l’amour qui l’emporte dans le cœur de Pyrrhus sur la raison d’État et fait taire la raison, voilà ce qui ravissait une cour jeune et galante. Et voilà ce qui répondait le mieux aux besoins d’une littérature désormais en possession de son idéal. Le type d’Andromaque en est une des plus pures créations. C’est sur lui qu’est concentrée toute la lumière. Hermione et Oreste ne sont qu’au second plan. Pour le spectateur d’aujourd’hui, le point de vue a changé. Notre sensibilité moins délicate est moins touchée par la grâce souveraine d’Andromaque et notre oreille moins fine n’entend plus aussi bien les soupirs qu’elle étouffe. Il faut pour nous remuer des passions plus violentes : nous nous reconnaissons mieux en des âmes plus troublées. Ainsi, par un léger déplacement de l’intérêt, ce qui nous sollicite le plus, dans cette tragédie de la piété conjugale et de l’amour maternel, c’est la jalousie d’Hermione et c’est la mélancolie d’Oreste.

Cette Hermione, ah ! comme nous la sentons vivre ! Comme nous lisons dans son cœur ! Un seul sentiment l’emplit tout entier, et tous les autres ne sont qu’autant de formes de celui-là. Elle aime Pyrrhus, et ne vit que pour l’aimer, et ne sait pas autre chose. Elle l’aime à l’instant qu’elle croit le haïr ; ou plutôt, avec cette clairvoyance des héroïnes du XVIIIe siècle, elle se rend bien compte que la haine est chez elle l’exaspération de l’amour. Un seul être existe pour elle, dans le monde entier, et c’est Pyrrhus : qu’elle puisse vivre sans lui, loin