Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fut autorisé à conserver le fusil, qui devint pour lui une sorte de précieux talisman. On en fit orner la crosse d’une plaque commémorative, et la garde en fut confiée au soldat qui accompagne le drapeau. Il a suivi partout le régiment depuis le commencement de la guerre et il est pour lui un constant stimulant à la bravoure. Un jour il s’est trouvé dans une situation périlleuse. Le drapeau et sa garde furent cernés de près : mais on ne rend ni le drapeau de la Russie, ni le fusil de l’Empereur !... Les soldats, voyant le péril, firent des prodiges, la garde dut se servir du fusil, mais les ennemis furent exterminés ou mis en fuite. Le fusil était sauvé, et le drapeau reçut la croix.

— Espérons, dis-je, qu’ayant été à la peine, comme l’étendard de notre Jeanne, le « fusil de l’Empereur » sera bientôt à l’honneur : c’est-à-dire à la victoire !


VI. — LA FOLLE DU CAMP

Au bout d’une ruelle du village évacué de S..., une femme est étendue par terre, à côté d’un feu de brindilles. Le coude appuyé sur le sol, elle soutient sa tête d’une main, tandis que de l’autre elle active la flamme avec une mince tige de fer. Elle est vêtue d’une robe sombre et d’un manteau souillé de terre et de cendre. Une toque d’astrakan, au revers dur et étroit, la coiffe. Sur le bord, sont cousus des boutons de métal, gravés de petits marteaux en relief, comme on en voit sur la tunique des étudians de l’Institut technologique de Petrograd. Des deux côtés de la toque est fixée une jugulaire faite d’une chaîne d’acier. Sous cette étrange coiffure apparaît un visage jaune, sans âge, aux traits écrasés comme ceux des Kalmouks. Les cheveux noirs et plats complètent en cette femme la ressemblance avec le type mongol, auquel elle est certainement apparentée, si même elle ne lui appartient tout à fait. Quelle est cette étrange épave et quels flots l’ont roulée jusqu’ici ?...

Je ne puis exprimer la curiosité intense que tant d’individus, hommes ou femmes, soldats ou civils, réfugiés ou paysans font naître en moi, dans cette immense Russie aux races innombrables... Chassés de l’Ouest par la vague germanique, ou venus des profondeurs de l’Est pour lui opposer une digue, tous ces êtres apportent avec eux un langage, un costume, une âme, des mœurs et des sentimens différens. Les uns sont nés