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VIII. — LA VAGUE BLANCHE (récit de soldat)

Des soldats sont au repos et causent, assis entre des balles de foin. — Les Autrichiens ? dit l’un d’eux, certes, ils sont rusés ; mais nous non plus nous ne sommes pas très bêtes. Jusqu’à présent, nous avons déjoué toutes leurs ruses. Je vais vous raconter la dernière.

Il y a quelques jours, ma compagnie se trouvait dans les tranchées de première ligne. Pas de combats. Des deux côtés, on s’ennuyait et, par momens, histoire de se distraire, on échangeait des coups de feu. Il semblait qu’on n’en finirait jamais avec ce marasme. Mais l’orage couvait sous cette tranquillité apparente. Il éclata enfin.

Dans nos tranchées nous ne dormions guère, tout occupés à surveiller l’ennemi. J’étais de garde. La nuit arrive, très calme, sans vent, un peu froide et sombre. Notre officier se reposait sur sa bourka [1]. Tout à coup, il me semble vaguement voir remuer la neige, dans l’ombre... « Ah çà ! est-ce que le sommeil me troublerait la vue ? » Je me frotte les yeux... Je regarde encore : décidément, je ne me suis pas trompé... Je m’approche de l’officier.

— Votre Honneur, je crois que ce sont eux.

— Où ?

— Ils sont sortis des tranchées et rampent vers nous.

L’officier se leva d’un bond et s’approcha du parapet. Tout était trouble ; le ciel se confondait avec la terre ; il ne distingua rien d’abord.

Mais moi, dont les yeux étaient habitués à cette obscurité, je voyais distinctement une longue vague blanche, qui, partie des tranchées autrichiennes, roulait lentement vers nous. On n’en pouvait pas distinguer les contours, mais on remarquait que la neige, au lieu de former une surface plane et immobile, se gonflait par endroits de boursouflures, qui s’avançaient, peu à peu, dans la direction de nos tranchées.

L’officier, les ayant reconnues, jeta un ordre à voix basse. D’un seul coup, tous les défenseurs delà tranchée se trouvèrent prêts... Derrière la première vague blanche, une autre se mit à rouler

  1. Grande pelisse en poil de chameau, impénétrable à l’humidité.