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Ils arrivent harassés, affamés, désordonnés, tumultueux, talonnés par le désir du gite et du pain. Aucune envie de fuir, de profiter d’une distraction de leurs sentinelles : ils sont bien trop heureux d’en avoir fini avec ce cauchemar ! Ils se hâtent, — mais c’est du côté de la Russie où ils savent qu’on trouvera du pain. Notre train les attire, avec sa croix rouge peinte sur fond blanc ; ils l’entourent, sans que personne essaye de les en empêcher. La Croix-Rouge russe n’a pas, comme l’allemande, répudié son symbole : un prisonnier n’est plus pour elle un ennemi ; elle reste accueillante à ses douleurs.

Quel pauvre et misérable troupeau ! Par cette soirée déjà glaciale, ils grelottent sous des vêtemens insuffisans. L’un d’eux, le cou nu sous un tricot de laine, sans tunique et sans capote, est pâle à croire qu’il va défaillir. Un autre me montre ses yeux rouges et gonflés : « Sistra, balit (Sœur, j’ai mal) ! » Hélas ! comment y suffire ? Ils sont si nombreux à étaler leurs souffrances ! Malgré soi le cœur se serre, car, enfin, tout cela, c’est de la pauvre humanité... Beaucoup tendent les bras et crient : « Du pain ! du pain ! »

Les soldats cuisiniers arrivent avec un énorme chaudron de cacha [1], préparé pour le souper de nos infirmiers. Avec quelle avidité ils se jettent sur ce repas chaud et inattendu ! Les officiers essayent de crâner, sous le col de fourrure de leurs vestes grises ; cependant ils acceptent avec plaisir le bol de gruau qu’on leur tend. Par pitié pour leur amour-propre, nous leur offrons des cuillers de bois dont la vue fait épanouir sur leur visage un sourire de remerciement. Les Allemands, toujours taciturnes, mangent en silence, ne parlent que si on les interroge. L’un d’eux a répondu à mes questions :

— Nous nous sommes bien battus, malgré qu’on ait toujours froid et souvent faim. L’artillerie russe ne nous laisse pas de repos. Quand elle s’y met, nos tranchées deviennent un enfer. Depuis trois jours, elle tirait d’une façon insupportable ; nous n’y tenions plus. Nous nous sommes rendus dès que nous avons pu ; mais ce n’est pas facile... Nous souffrons beaucoup ; cependant nous savons qu’il ne peut pas être encore question de paix.

— Qu’attendez-vous de la paix ?

  1. Gruau d’orge bouilli avec de petits morceaux de lard.