Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/659

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

corons mettent leurs jolies taches de brique rouge. Plus loin, la grande cité ouvrière dresse les cheminées et les élévateurs de ses usines. Plus loin, encore, je cherche à distinguer les fosses de Sallaumines, d’Hénin-Liétard, de Courrières, illustrées par les souvenirs de grèves. Il y a huit ans, au moment de la catastrophe de Courrières, je suivais à Lens le cortège d’un officier du 5e dragons qui avait été tué dans une échauffourée. La ville en état de siège offrait un aspect lugubre, avec ses rues aux volets clos où l’on ne voyait que des soldats. En effet, une armée était déjà installée dans le pays noir, mais c’était pour le défendre contre l’émeute. Comme les temps sont changés !

Je continue mon chemin. À ma gauche, les élévateurs de la fosse no 5 se dressent comme une sorte de château fort. Les Allemands, y soupçonnant sans doute quelque observatoire d’artillerie, envoient de gros obus fusans sur cette frêle charpente. Elle disparaît par instans au milieu de nuages noirs, mais le bombardement ne produit pas d’effets appréciables.

Le boyau que je suis est tapissé de verdure et de fleurs. Les bleuets et les coquelicots y alternent avec les plantes grimpantes.


Tandis que nous faisions la guerre.
Le soleil a fait le printemps.


Dans cette radieuse matinée de juin, au milieu de cette exubérance de végétation, comment croire que l’œuvre de mort se poursuive si près de nous ? Mais, à un détour du boyau, je suis arrêté par un triste cortège. Sur un brancard que les porteurs viennent de déposer pour reprendre haleine, git une forme humaine. J’interroge l’un des brancardiers. C’est le corps du lieutenants…, tué avant-hier soir par un obus au moment de son arrivée dans le Chemin Creux où se trouve le 2e bataillon. Je demande des nouvelles des autres officiers : « Le lieutenant G… ? » — « Mort. » — « Le capitaine B… ? » — « Mort, tous morts, » répond le soldat en secouant tristement la tête. Pauvre capitaine B… ! Il a eu la cuisse emportée par un obus. Ses derniers mots ont été : « C’est fini. Adieu. Dites aux hommes de s’abriter derrière le talus et de veiller attentivement. » Je revois son placide visage de professeur (il dirigeait une institution