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continuellement partir des fusées. Celles-ci sont si lumineuses que pendant un instant elles éclairent toute la plaine. Dès qu’on les voit s’élever en serpentant dans le ciel, il faut se jeter à terre, pour éviter de donner un point de repère aux tireurs et aux artilleurs ennemis. Je me dirige sur l’entrée du Chemin Creux, signalée de loin par une meule à laquelle, à la fin de l’après-midi, un obus allemand a mis feu. C’est un des mauvais passages qui sont surveillés et continuellement battus par l’artillerie ennemie.

En arrivant, je vois là, étendues dans les sillons, deux compagnies du bataillon du commandant S... que j’ai vu tout à l’heure au Bois Carré. Elles forment la réserve du deuxième bataillon qui va faire l’attaque. En me voyant passer, des officiers et le commandant S... lui-même se lèvent pour me parler. Notre groupe se détache-t-il trop nettement sur la flamme vacillante de cette meule ? Toujours est-il que nous sommes tous enveloppés d’une lueur rouge et d’un coup de tonnerre. Un obus vient d’éclater au-dessus de nous, mais ne fait de mal à personne et ne provoque qu’un éclat de rire du commandant.

Maintenant la piste longe un talus dont la masse noire rend nos silhouettes moins visibles. De place en place, des groupes de morts. Voici Je point V... où la piste rejoint le chemin d’Angres qui s’encaisse à cet endroit. Deux voitures abandonnées.. Encore une meule incendiée qui achève de se consumer. Enfin je suis dans le Chemin Creux.

Cette position, repérée depuis longtemps par l’artillerie allemande, est l’objet d’un bombardement ininterrompu. Les hommes, faisant tous face à la direction du Bois en Hache d’où vient cette averse de projectiles, se distinguent à peine du sol, car ils sont comme incrustés dans des alvéoles qu’ils se sont creusés dans le talus. Me trouvant dans le chemin en contre-bas, je vois se détacher sur le ciel leurs têtes qui épient le bois d’où une attaque est toujours à craindre. Les gros obus se succèdent sans interruption (un officier en compte un par seconde), et jettent sur ce tableau des lueurs brèves. Le long du talus un homme, frappé à la tête, se raidit dans les dernières convulsions. Des blessés rampent pour s’échapper de cette fournaise. D’autres, étendus le long du chemin, se plaignent doucement. L’un d’eux répète sans cesse : « Oh ! mes reins, mes reins ! » Mais sur qui compter pour les évacuer ? Depuis trois jours ce bataillon est là,